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MARDI GRAS BRASS BAND


                                                  De Katrina à Gataca

J'ai découvert le Mardi Gras Brass Band il y a plusieurs années, et le souvenir de leur concert d'alors est, aujourd'hui encore, aussi vivace que celui des Bellrays qui chauffaient la nuit quelques heures plus tard. C'est dire !

Onze musiciens dont la moitié affublée de cuivres allant de la simple trompette à l'imposant soubassophone dans lequel on doit s'entortiller pour jouer. Onze musiciens obéissant au doigt et à l'œil à un maestro, qui, lorsqu'il troquait la guitare contre le micro, devenait un crooner charmeur. Sauf qu'avec sa gueule et son costume cintré, on avait l'impression d'avoir Mister Pink en personne en face de nous. C'était l'époque de "Reservoir Dogs", "Fargo", tout ce cinéma qui jouait avec les codes du film noir et nous faisait redécouvrir des musiques d'enfer chinées dans les arrières boutiques par des aficionados de jazz, de country, de surf et de musique asiatique. Quelle ne fut pas ma surprise quand j'appris que le Mardi Gras Brass Band était ... allemand ! Et que ses fondateurs venaient du kraut rock, pour Le Reverend Krug (le soubassophone man), et du punk pour Doc Wenz, le monsieur Loyal du groupe !

Malgré une discographie rendant hommage régulièrement aux styles qui font l'intérêt des films bis, blaxploitation and co, le groupe n'a pas été repéré par Tarantino. Et donc n'a pas explosé comme sa classe et son savoir faire de faussaire l'auraient laissé présager. Ce n'est donc que cette année, alors qu'ils amorcent un virage bien négocié vers une inspiration plus personnelle et éclectique, avec leur nouvel album "My Private Hadron", que j'ai eu enfin l'occasion de frotter mon imaginaire avec les intentions du Reverend et du Doc. Extraits !

Pourquoi y a-t-il un tel contraste entre votre musique, chaude et cuivrée et les pochettes de disques, (surtout la dernière) froides et vides ?
(rires) Doc Wenz : C'est le résultat d'une lutte artistique permanente avec notre producteur, Gordon Friedrich. Je suis pour l'harmonie. Si on fait un album sur "une cheminée" (en français dans le texte) j'aimerais voir une cheminée sur la couverture. J'ai envie que la musique soit douce, chaleureuse, en accord avec l'idée que je me fais d'une cheminée. Je ne crois pas qu'il soit toujours nécessaire d'introduire des frictions pour construire quelque chose d'artistique. Je crois que l'on peut aussi parler d'art lorsque tout est en accord, à l'inverse des convictions de Gordon. Depuis notre premier album, nous sommes en désaccord sur le sujet. Je pense que si on veut manger une barre Mars, il faut que ce soit écrit dessus. Gordon lui pense que c'est débile, ça manque d'intelligence et d'imagination. Il préfère qu'il y ait marqué Twix dessus pour que ça devienne un objet d'art. (rires) C'est une vraie guerre à chaque fois, donc je suis obligé de laisser du terrain de temps en temps, quand je juge que ce n'est pas si important. Il n'y a que pour "Exhile Inch" où j'ai eu gain de cause. C'est moi qui ai pris la photo des cerfs avec les flash dans les yeux, parce que ça allait avec l'esprit philosophique de l'album.
Reverend Krug (en français tout au long de l'interview s'il vous plait !): Je vois une relation avec le titre de l'album, "My private hadron", qui a un côté scientifique. La photo du livret où nous sommes en ligne sur un tapis roulant ultra moderne peut faire penser à un film de science fiction comme "Welcome to Gataca". Il semble que nous soyons dans une station orbitale, en partance pour une expédition.

La machine qui est entrée dans l'immeuble de la couverture peut être un générateur de hadrons… C'est la première fois que ce n'est pas Philipp Karger qui s'est occupé de la pochette et du design. Qui est ce Julius Brodkorp qui a pris sa place ?

Doc : C'est un artiste berlinois ambitieux dont le père est musicien, et un bon ami à moi. Jules, comme il aime à s'appeler, est particulièrement intéressé par la fausse réalité. Par exemple la pochette de notre album semble très réaliste, mais c'est une maquette. Il travaille pendant quelques années sur un sujet jusqu'à ce que tous les détails soient réglés à la perfection. Quand il estime que ça a l'air totalement réaliste, il fait une session photos puis brule la maquette. La scène de la machine qui se scratche dans l'immeuble de cette rue triste et pluvieuse est une de ses dernières créations, qui n'existe plus aujourd'hui.

Est-ce que les peintures à l'intérieur du disque ont été inspirées par la chanson "The Bleeder" sur un homme qui saigne du nez chaque fois qu'il ressent une émotion forte ?
Doc : Je crois qu'il les a faites avant l'album. C'est juste une coïncidence.

Revenons à ce titre "My private hadron". Quelle idée d'avoir choisi un terme scientifique et obscur que personne ne connait ?
Rev : Tu es allée sur Wikipedia pour comprendre ce que cela voulait dire, n'est ce pas ? (rires) Tu as vu que c'était une particule qui n'est jamais tranquille, qui bouge tout le temps. L'idée est venue de notre producteur et reflète bien notre situation en tant qu'artistes.

DJ Mahmut a créé des intermèdes retro futuristes qui semblent inspirés de ce titre justement, à moins que ce ne soit l'inverse.
Doc : Il a travaillé avec un Thérémine, et le résultat me fait penser aux musiques de films qu'écrivait André Previn dans les années 70. En particuliers celle qu'il a faite pour "Rollerball", à laquelle me fait penser la photo de l'intérieur. On dirait une équipe qui va entrer dans un stade.

J'ai cliqué sur le champ "Lyrics" de votre site, mais il n'y a que cinq chansons du nouvel album et cinq chansons de 29 Moonglow. C'est un peu de l'arnaque ! 
Doc : C'est parce qu'il ya des textes dont je suis plus fier que d'autres. Quand je trouve que c'est une bonne histoire ou que techniquement, elles valent la peine d'être comprises, je les mets là. Si c'est trop personnel, je préfère que les gens ne comprennent pas trop ce que je dis. Mais je vais faire un choix parmi les textes des autres albums et mettre à jour la sélection, pour que ce soit moins frustrant. 

"Jet Bambini" semble une version moderne de "Minnie the moocher", (la chanson qui a rendu Cab Calloway célèbre dans les années 30).
Doc : En effet, je voulais écrire une de ces murdur ballads typiques de New Orleans, tout en sonnant moderne. Je voulais que le personnage soit contemporain, même si la trame de l'histoire aurait pu se passer dans les années 30 ou 40. C'est pourquoi j'ai pensé au cliché de la femme que tout jeune homme existentialiste de bon gout aurait aimé avoir comme petite amie : belle, de caractère, avec un chat qui s'appelle Jack Kerouac, une collection de disques hallucinante, et qui joue dans un groupe garage…, mais qui finit mal.

"Cold messiah" est un mix de tout un tas de genres musicaux (reggae, guitare tex mex, jazz, bruits pseudo science-fictionnesques). Est-ce le résultat d'un jam avec tout le groupe ?
Doc : Le processus est habituellement celui du singer/songwriter. Quand j'écris une chanson, je sais comment vont sonner les instruments de base et après je pense aux arrangements de cuivres. Ce n'est pas une collaboration avec le reste du groupe dans le sens où je sais ce que je veux quand je rentre en studio. Dans cette chanson, tout s'est fait de manière spontanée, les enchainements sont de pures coïncidences. Même si ce que tu dis est vrai, que cette chanson ratisse un peu tous les genres musicaux que nous aimons, je ne l'ai pas fait exprès.

De manière générale, je trouve que cet album est le plus ouvert, le plus éclectique que vous ayez fait depuis le début du groupe.
Doc : En effet, les premiers étaient des albums concepts dédiés chacun à une période donnée de la musique populaire. Cette fois-ci, j'avais l'impression que j'avais tout dit sur l'histoire, qu'il n'y avait plus de territoire qui me fascinait pour en donner ma propre lecture. Il me fallait trouver une nouvelle idée, un nouveau sujet d'album. J'ai donc laissé courir mon inspiration sur tous les styles et sujets qui me venaient à l'esprit, sans me censurer. Je les ai mixés avec des idées que j'avais laissées dans les tiroirs au fil des années.

Est ce pourquoi tu déclares dans la chanson d'ouverture "I'm a child of pop", pour prévenir le public que tu as changé d'approche ?
Doc : L'idée est intéressante, mais pour être honnête… Non ! (rires) Gordon pensait que c'était la chanson la plus accrocheuse de l'album. Je n'étais pas d'accord, mais je lui fais confiance car il a une intuition toujours juste.
Rev : Mais c'était quand même le but de travailler dans une direction plus pop et de le dire haut et fort. Car quand tu joues des cuivres, tu es toujours catalogué jazz, et on commençait à en avoir marre.

Il me semble de toute façon que "The 3 Mighty" a marqué le tournant dans la carrière du Mardi Gras.
Doc : Exact ! Quand on regarde en arrière, c'est le premier album qui a émancipé l'idée du trio rock au milieu du MGBB. Avant, nous jouions la guitare, la basse et la batterie de manière moins fière, nous nous coulions dans l'ensemble. Là, nous avons voulu dire : "écoutez, c'est le noyau !" Le reste des instruments viennent se positionner autour, et non l'inverse. Beaucoup de gens pensent que "Exhile Itch" n'aurait pas été possible sans cette cassure, et encore plus "My Private hadron" aujourd'hui.


Je croyais aussi que ça avait marqué la fin de votre collaboration avec Gordon Friedrich et Wolfgang Gottlieb, puisqu'on retrouve maintenant dans les crédits les noms de Two Horses et Kaneoka One. Mais à ce que vous me dites depuis le début de l'interview, j'ai l'impression d'être tombée dans un piège.
Rev : En fait Gordon a travaillé avec des Indiens Cherokees qui lui ont donné ce nom. Et maintenant comme il travaille dans un esprit "indien", il a décidé de garder ce surnom. Wolfgang, le bras droit de Gordon a du sang japonais, c'est pourquoi il a pris le surnom de Kaneoka One. Hazlewood a des départements dans toute l'Europe et brasse des styles assez différents. Wolfgang s'est émancipé et travaille avec de jeunes groupes autrichiens, suisses, anglais… C'est bien, car cette structure nous permet de penser à des collaborations différentes. C'est d'ailleurs dans cet esprit que j'ai pu enregistrer l'an dernier "Reverend's Revenge" avec un ami musicien du label. Steve Gaeta (Universal Congress Of, Kool Ade Acid Test) écrit des morceaux surf. Gordon a pensé que ce serait une bonne idée d'associer deux chanteuses danoises qu'il connaissait (Òthe Broken Beats) qui font des hou la la et des trucs marrant. C'était un grand plaisir de faire cela. On a tourné en Allemagne au printemps avec la plupart des musiciens du Mardi Gras. On a joué dans des petits endroits, sans argent, faisant plein de kilomètres par la route comme à nos débuts… Mais malheureusement il n'était pas possible de pousser l'idée plus loin, car nous avons commencé à répéter avec Mardi Gras à la fin de l'été 2008. Et c'est MGBB qui est le groupe le plus important. Personnellement j'ai toujours envie de retourner sur les racines. C'est ainsi qu'on s'est retrouvés en Tanzanie avec les musiciens du Reverend's revenge dans le cadre d'un échange culturel organisé par l'Institut Goethe. Nous avons joué avec un groupe de cuivres de là-bas dans la rue. Nous voulions convaincre les spectateurs que les cuivres sont des instruments intéressants et vivants. Cette expérience de vrai "Marching band" était magique et j'aimerais ne pas devoir arrêter. Nous n'avons pas d'idée concrète sur la suite à donner au projet, et même si je ne veux pas arrêter de répéter avec le groupe, je n'en ai pas le temps actuellement. En effet en plus de la promotion du Mardi Gras Brass Band, nous préparons un Hazlewood roadshow qui passera dans toutes les capitales d'Europe et mettra en avant plusieurs groupes du label.

Les crédits des derniers albums insinuent que tu aurais arrêté le soubassophone ?
Rev : Non, je n'ai pas arrêté ! Mais le soubassophone est un instrument très lourd. Le mien est vieux. Que puis-je dire de positif ? (rires) Je suis marié avec lui. C'est un amour qui restera jusqu'à la fin des mes jours. C'est mon instrument préféré. Quand j'étais jeune, j'ai fait des expériences différentes et j'adore jouer de la basse guitare et de la contre basse… J'aime jouer du rock direct et fort dans lequel les cuivres n'ont pas leur place, donc il est nécessaire pour moi de jouer de plusieurs instruments. C'est le sujet de "Child of pop".

Sur vos premiers albums et sur scène, vous avez fait des reprises très différentes : the Residents, Giant Sand, Prince, They might be giants, the Shadows, Donovan…? Qu'aimez-vous dans cet exercice ?
Doc : C'est toujours intéressant de travailler sur un matériel que tu n'as pas créé toi-même. D'un point de vue émotionnel, c'est tellement différent de l'écriture. Mais je dois dire que les reprises que nous avons faites sont le résultat d'un jeu inventé par Gordon. Il avait cette idée qu'il est toujours intéressant de voir ce qui sort des gens quand tu les forces à faire quelque chose qu'ils n'aiment pas, ou quand tu les mets sous pression. Dans notre cas, il nous a imposé ses choix, qu'on les aime ou non. Il a une théorie sur le processus masochiste qui t'oblige à sortir le meilleur de toi-même. Quand je fais quelque chose que je déteste vraiment, il a l'impression que je suis meilleur, plus authentique, plus dans l'émotion. Et il faut avouer qu'une fois encore, il avait raison: ce sont parmi les meilleures chansons que nous ayons enregistrées. Vois le succès que nous avons eu avec le "Kung fu fighting" de Carl Douglas. Mais tu noteras que dans les derniers albums, il n'y a plus de reprises ! Nous avons mis fin à ce principe de torture. (rires)
Rev : Il faut aussi dire que le choix était lié au fait que nous voulions démontrer qu'un groupe de cuivres était capable de jouer des morceaux qui n'avaient absolument pas été écrits pour ces instruments. Il y avait un côté défi par rapport aux préjugés de certaines personnes.

C'est vrai que j'ai été interloquée par votre choix d'un des morceaux les plus country de Giant Sand sur "Zen Rodeo".
Rev : Ce morceau montre le respect que Gordon a pour l'œuvre de Howe Gelb. Grace à cette reprise, il a attiré son attention et travaille avec lui au Danemark en ce moment même. 

Pourquoi avoir fait deux versions de "Who sent the rain" sur "Zen Rodeo", puis sur "Exhile Inch"?
Doc : C'est une coïncidence. En fait un morceau manquait pour que "Exhile Inch" soit complet. J'avais en tête ce son spectorien, ce son de cathédrale sombre, rond, chargé, plein de reverb et de pistes d'instruments. Je cherchais une chanson qui supporterait le fameux "wall of sound" et je ne trouvais pas. Un soir après un concert, notre tromboniste m'a demandé pourquoi nous ne jouions jamais "Who sent the rain" live. Dès le début, j'avais décidé que ce n'était pas un morceau de scène et je l'avais écarté de mon esprit. Du coup je l'avais tout simplement oublié et ce soir-là, je me suis dit : "mais voilà la pièce manquante de "Exhile Inch"!".

Quand j'écoute "Wiggle'n'hop", il me semble que c'est un peu votre Carpe Diem : jouons tant que nous le pouvons, profitons de la beauté du monde tant qu'elle est là.
Doc : C'est plus sarcastique que ça. "Ils disent que le monde continue de tourner pendant que nous brulons, mais ça ne peut pas arriver jusqu'à nous. Laissons la planète mijoter. Oh Babe tu es si jolie, voilà les clés de ma nouvelle voiture. " C'est sur l'ignorance des gens qui croient que tant qu'il y a de l'essence pour leur Mercedes ou de l'eau pour leur piscine, tout va bien. Mais il est vrai que dans le refrain, je dis aussi : "regardez la beauté de ce qui vous entoure". C'est une manière de les prévenir que ça ne va pas durer, s'ils continuent à agir comme ils le font.

La musique est elle dans ce cas notre dernier refuge?
Doc : Bien sur, c'est le meilleur antidote contre la dépression. Avec une simple chanson, tu peux changer les émotions des gens dans l'instant, même quand la situation est très sombre, sans espoir. De plus il est fascinant de constater que tu n'as pas besoin d'être intelligent ou cultivé pour pouvoir écrire une bonne chanson. C'est la force de la musique et ce qui la rend si universelle.

Cathimini

"My Private Hadron" CD – Hazelwood/MVS
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