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CALEXICO
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Photo © Cathimini

Actualité discographique :

• Feast Of Wire CD (City Slang/Labels)

Site web :

www.casadecalexico.com


 Je sais que certains d'entre vous vont se dire : un nième article sur Calexico, six mois après tout le monde qui plus est. Mais qu'a-t-on pu lire dans la presse française nationale : l'historique du tri devenu duo, la gentillesse de John et Joey, de vagues échos d'un week end passé à Tucson aux frais de la maison de disques... Quid de Feast of Wire et des surprises qu'il réservait, de l'étonnant changement de timbre de la voix de Joey, du son particulièrement travaillé, des thèmes qui préoccupent leurs auteurs ? Il faut dire que John et Joey n'aiment pas trop parler d'eux, préférant vous montrer les endroits qu'ils fréquentent, vous invitant à aller voir le concert de musiciens qu'ils connaissent et qui n'ont pas eu encore la chance de jouer hors des frontières ou vous abrutissant de références de vieilles voitures, de batteries… Derrière cette apparente modestie, se cache le besoin de partager, d'écouter et de justifier cette musique qui représente beaucoup pour John, l'essentiel de la vie de Joey. Deux heures de discussion avec Joey : ça valait bien une retranscription intégrale pour les vrais fans qui savent lire entre les lignes d'Abus Dangereux.

Trois ans entre Hot Rail et Feast of Wire !
Tant que ça ?

Tu ne t’en es pas rendu compte parce que tu n’as pas arrêté de travailler…
C’est important de rester occupé…

Alors cet album est le fruit de ces trois ans ou a-t-il été conçu plutôt dans les derniers mois ?
Il est plutôt récent… Il est important d’expérimenter quand tu es en studio donc John et moi avons décidé de nous donner le plus de temps possible. Nous avons commencé en août 2001, juste John et moi pendant un mois environ comme sur les albums précédents. J’écrivais des trucs que j’essayais sur la guitare acoustique devant lui et on décidait de travailler sur telle ou telle idée. Il enregistrait des trucs qu’il jouait sur son piano à la maison et nous avons retenu ce qui allait devenir "The Book and the Canal". L’important c’est de se donner du temps pour laisser les chansons mûrir. A la fin de l’année, le reste du groupe (Martin Wenk, Volker Zander, Paul Niehaus et Jacob Valenzuela) est venu en studio pour enregistrer des overdubs sur les morceaux que nous avions déjà commencés. Ca s’est transformé en une vraie collaboration car ils nous ont apporté d’autres idées, un nouveau feeling. Nous étions plutôt calmes, complètement statiques juste tout les deux. Avec l’arrivée du groupe, le lieu s’est truffé de micros pour que Craig Schumacher (le producteur et le propriétaire du studio) puisse capter chaque musicien et la place s’est presque transformée en salle de concert. Nous avions même un peu de public. Je crois que cette énergie créée par la présence de tous les musiciens a donné une autre direction à des morceaux comme "Black Heart" ou "No Doze" et leur ont beaucoup apporté. Nous nous sommes donnés encore du temps pour réécouter tout cela, prendre du recul sur les chansons. Ce n’est qu’en septembre 2002 que j’ai commencé à écrire les paroles sur la base des ambiances et des sentiments que la musique m’inspirait. Enfin nous sommes partis en Californie mixer tout cela dans le meilleur studio que nous pouvions nous payer. C’est la première fois que nous faisions cela mais nous avions envie de quelquechose de vraiment bien. Nous avons beaucoup réfléchi aux sons, nous avons fait très attention à la production.

C’est particulièrement palpable sur "Black Heart" où vous passez d’une texture à l’autre, où chaque passage a un son particulier. On sent un vrai boulot d’orfèvre qui apporte beaucoup à la chanson.
Quand Craig a eu terminé le mix de ce morceau, tard dans la nuit, il nous a déclaré : " C’est la plus belle chose que j’ai jamais produite ! " Et nous n’avons rien trouvé de mieux que de lui demander : " Tu ne veux pas en essayer un autre ? " Il était furieux : " Non, c’est tout ! " (rires) Ce mix est l’œuvre de Craig, mais c’est notre musique qu’il a manipulée. Chaque chanson est la combinaison des sentiments et du travail de chacun et il est normal que nous y soyons tous attachés comme si c’était notre bébé à chacun alors qu’un chanson n’appartient à personne, si ce n’est au cosmos et aux étoiles. Nous avons du mal à accepter que nous sommes juste les machines de chair et de sang à travers lesquelles elle ne fait que passer. En plus pour cette chanson, j’étais un peu inquiet. Je ne savais pas trop quoi en penser alors j’ai demandé aux directeurs artistiques de nos différentes maisons de disque de me donner leur opinion. City Slang m’a carrément dit qu’on avait l’impression qu’une couverture avait été jetée sur les micros. Touch & Go était plus nuancé mais il n’était pas non plus emballé. John et moi étions horrifiés par ces réactions et nous avons décidé de retourner en studio pour remixer "Black Heart". Mais plus on s’acharnait à trouver d’autres pistes, plus on pensait que la version originale était la meilleure. Ca nous a appris pas mal de chose sur l’intuition. C’est important de se laisser guider par le feeling. Il y a beaucoup d’émotion dans le mix de Craig qui apporte énormément au morceau, qui du coup se détache avec éclat du reste… C’est peut être aussi lié aux violons. On avait déjà essayé des orchestrations à cordes sur "Hot Rail" mais on n’avait qu’un violon que nous avions multiplié. J’avais beaucoup aimé les arrangements de Yan Tiersen sur l’album de Françoiz Breut et j’avais appris qu’il était allé à Budapest pour enregistrer un orchestre. J’aimerais faire pareil… Cette fois-ci, nous avons choisi quatre violons que nous avons multipliés. Nous avons commencé par "Close Behind" et comme nous étions plutôt contents du résultat, j’ai demandé à John s’il pensait que ce serait une bonne idée d’en mettre sur "Black Heart". Il m’a encouragé à condition que ça ne sonne pas comme "Cachemer" de Led Zep. Les musiciens avec lesquels nous avons joué sont assez jeunes mais ils connaissent Led Zep, ils savent ce qu’est une dissonance. A partir du moment où Nick Luca (ingénieur du son de Wavelab et musicien) leur a écrit la partition nous avons pu échanger des idées pour les faire sonner de manière moins conventionnelle.

Ce morceau me fait penser à l’univers de Goldfrapp dans lequel vous avez plongé un certain temps puisque vous avez fait un remix et une version acoustique de "Human" et que le disque tournait en boucle au cours des tournées Giant Sand. Mais on s’éloigne de ce monde pour entrer dans d’autres au grès de chansons. Le fait d’avoir enchaîné quasiment tous les morceaux me fait penser à la retranscription des sentiments que vous pouvez éprouver quand vous êtes dans le tour bus et que vous voyez défiler tous ces paysages. J’ai l’impression que vous vouliez avec cet album nous emmener avec vous dans un périple qui traverse le sud des Etats Unis, avec ses grands espaces désertiques, ses montagnes jusqu’à cette falaise au dessus de la mer ou au dessus d’un canyon. La pluie s’en mêle, on traverse un village fantôme, on se laisse gagner par la mélancolie du crépuscule avant de retrouver les lumières et la chaleur humaine dans une ville frontière et de chanter avec les mariachis. Le réveil au petit matin de nouveau sur la route entre les montagnes, avec le soleil qui vous accompagne toute la journée jusqu’à la prochaine halte. Cette fois-ci la soirée se déroule dans un club de jazz et enfin la dernière ligne droite vers la maison, nuit ou jour ? Mirage ou retour au calme après l’excitation du voyage. Le sud encore qui appelle…
J’aime bien ce programme, allons-y ! (rires)

Et puis il y a cet OVNI instrumental à la fois amusant et hypnotisant "Attack el robot ! Attack !". Est ce le fruit d’une impro avec les autres musiciens ?
Plus ou moins. Tout le monde était à Tucson à la fin 2001 et Paul nous a amené une boîte à rythme. Yelle (le sonorisateur) était à la maison et il était en train de s’amuser avec tandis que je jouais de la guitare acoustique à travers un mini ampli fait à partir d’une boîte de cigarettes, que l’on appelle "Smocky". Nous avons enregistré tout cela et en avons fait une boucle que nous avons amenée au studio. John et Jacob se sont mis à improviser dessus. Le son de la boîte à rythme m’a fait penser à des robots qui marcheraient au pas. Et la tournure que prend les évènements me fait penser aux Etats Unis pleins de robots prêts à attaquer, sans raison valable… (silence)

Tu cultives un certain contraste entre une musique plutôt guillerette, surtout quand c’est dans le style mexicain et des paroles plutôt engagées et sombres. Tu parles souvent de personnages pauvres, sans espoir, maçons ("Gilbert"), charpentier ("Sunken waltz") ou immigrants mexicains ("Crystal Frontier", "Accross the wire")… Pourquoi écris tu tant de chansons tristes ?
Parce que je suis heureux... Parce que j’aime les histoires qui parlent de lutte entre la vie et la mort. Je pense aussi que c’est représentatif de ce qui se passe dans le monde : au niveau personnel, mes amis, local, la région frontalière, les Etats Unis et à l’échelle de l’univers. Je pense que c’est un reflet de ce qui se passe autour de nous et je ne voulais surtout pas faire un album qui aurait pu sortir en 1991. A l’époque c’était plutôt "Let’s go America…". Ce n’est pas ma culture. Je suis très sceptique face à tous ces drapeaux qui se dressent partout, la programmation est déjà faite par les médias au service de la classe politique. Vivre en Arizona est vraiment un atout car je sais ce qui se passe le long de la frontière, parce que je l’ai vu de mes yeux. Même si "Accross the wire" est en fait tiré d’un livre, "By the lake of sleeping children" de Luis Loria. Je crois que ce livre m’a beaucoup touché car j’ai vu les choses dont il parlait et je les ai encore mieux intériorisées. Je suis inspiré aussi bien par les livres, par les films car ils me permettent d’avoir un autre point de vue sur ce qui se passe, d’élargir mon approche. Ce livre est un recueil de nouvelles sur les gens qui vivent à Tijuana et cherchent à traverser la frontière. Il y a en particulier un prêtre qui collecte des habits, des vivres et des jouets pour les donner à des enfants orphelins et il rapporte leurs histoires. Certains sont traumatisés par ce qu’ils ont vécu et ne savent même plus ce qu’est l’amour tant il n’en ont jamais reçu. Ils vivent à l’ombre d’un pays avec ces grandes villes prospères et méprisantes. Et il semble que les extrêmes tendent à s’éloigner de plus en plus. Il y a aussi une décharge qui attire beaucoup de gens des bidons villes qui en tirent de quoi survivre…

Le fait d’être sur les routes la plupart du temps est ce une manière de garder les yeux ouverts et d’enrichir ta réflexion ou un moyen de fuir la réalité ?
Un peu les deux. Mais jusqu’à aujourd’hui on n’a tourné que dans des pays riches : Europe, USA, Canada, Japon… Nous devions aller en Amérique du Sud (Argentine, Brésil et Chili) mais nos dates ont été annulées à cause de la crise argentine et des répercussions que cela a eu sur tout le continent. Je ne sais quand, mais nous irons car ce n’est pas une histoire d’argent qui nous arrêtera. Je me fiche d’être payé. En allant dans de tels endroits, notre récompense c’est entendre des musiques différentes et incroyables, c’est rencontrer des gens qui ont un cœur comme ça, un esprit, une manière d’envisager la vie différemment. C’est un de mes rêves... J’adore la musique péruvienne, même si c’est un des pays les plus dangereux, non seulement sur le plan sécurité mais sur le plan sanitaire. Il y a de plus en plus de cas de choléra… Et je suis sur que ça va remonter jusqu’en Amérique du Nord. J’ai vu une scène dans "Gangs of NY" (le dernier film de Scorcese qui se passe dans un des plus pauvres quartiers de New York pendant la guerre de sécession) où un véhicule marqué Cholera asperge la voirie de 5 Points avec du désinfectant. Mais les américains ne s’en rendent pas compte…

En écoutant les paroles de "Close Behind" (romance sans parole sur l’album mais dont il existe une version chantée quelque part dans les archives de Wavelab), j’ai eu l’impression que tu évoquais le 11 septembre 2001.
Je voulais que cette chanson ait des paroles mais l’instrumental sonne tellement bien avant "Woven Birds". John et Craig ont trouvé qu’elle était parfaite ainsi donc je n’ai pas insisté. Il y a plusieurs thèmes dans ce morceau : le premier évoque le contraste entre ce qui se passe autour des tours et les snipers et la manière dont on règle les problèmes aux USA. Prends ces deux jeunes noirs qui ont terrorisé Washington en tuant au hasard des gens sans raison apparente à des stations service et qui vont être certainement condamnés à mort. Pour moi, c’est un des signaux envoyés par la radio des tours. Le deuxième couplet parle de cette femme qui ne peut plus s’occuper de son enfant et qui est forcée de l’abandonner mais qui continue à croire à ce que sa religion lui dit. Les pouvoirs sont très forts pour manipuler les croyances, déformer le sens des mots. Mais il y a cet orage qui menace la fin de la chanson. Et puis il y a le refrain que mon frère trouve trop optimiste alors que ce n’est qu’une question : " que devons nous faire pour forcer le cercle à se rompre, le fermer avant un autre round ? " Tout cela est tellement lié à nos racines, à la manière dont nous avons été élevés…

L’autre chanson qui m’intrigue et me fascine est "Woven Birds" qui parle d’un village fantôme abandonné même par les oiseaux. Mais à la fin il semble qu’il y ait de l’espoir car les oiseaux reviennent.
J’ai été inspiré par une de ces missions espagnoles qui ont été bâties depuis le sud-ouest du Mexique jusqu’à la côte Californienne. Je pensais à ces villages éloignés qui avaient du être dévastés lors de la colonisation et qui continuent à opposer fermiers natifs et gouvernement dans le Chiapas. Je pensais à ces gens obligés de fuir et de se cacher dans la peur de la mort tous les jours et cela fait le lien avec le refrain de "Close behind". " What it’s gonna take to build it ? " Il suffit d’une personne qui reprend chaque brique une par une… Ce thème des choses implosant ou se détruisant récurant dans mes chansons vient de l’effet qu’ont sur moi les images de ce qui se passe actuellement à NY et aux USA de manière générale. Je suis effaré par la rapidité avec laquelle des gens qui avaient le sens de l’équilibre et de la vérité ont abandonné tout ce qu’ils avaient appris, ce en quoi ils croyaient ; l’égalité, la fraternité… pour monter dans le train de la propagande terroriste et raciste. Il est important de discuter de ces choses-là et de chercher à les résoudre mais il y a tellement de gens qui ont acheté le programme Bush sans se poser de questions… Pour en revenir à "Woven Birds", il y a une mission à San Jan Caprestano où je n’ai jamais été mais à laquelle je pensais en écrivant la chanson. J’ai entendu dire que les hirondelles reviennent là-bas chaque année pour hiberner. Donc le fait de dire que " les hirondelles sont parties et ne reviennent plus au printemps " est une manière de dire que les hommes sont tellement mauvais qu’ils influencent la nature et détruisent tout ce qui est beau et fragile par leur bêtise et leur inconscience. Les exemples de marées noires que vous subissez, la pollution continuelle due aux voitures… Quand on voit les dommages faits au nom du pétrole et on va aller se battre en Irak pour ces mêmes causes … C’est fou ! Bref, j’ai appris quelques jours après avoir écrit cette chanson qu’il y avait un office à la mission San Juan Caprestano en mémoire des natifs indiens. Beaucoup étaient venus de Californie et un tremblement de terre a fait s’écrouler l’église et toutes les maisons du village. On dit que l’esprit des victimes hante depuis les ruines du village. J’ai été assez étonné par cette histoire car je ne pensais pas en décrivant le village fantôme que l’endroit auquel je me référais était vraiment en ruines. Quand il se passe quelquechose comme ça qui a l’air d’une coïncidence, tu ne sais pas s’il s’agit de choses dont tu as entendu parler il y a longtemps et qui ont fait leur chemin dans ton inconscient ou s’il y a un capteur inconscient en relation avec d’autres éléments. Cette chanson est très importante aussi pour moi car au delà de la destruction de la villes et la mort des gens, elle se réfère d’abord à l’esprit, au cœur. Comment survivent ils à tout cela ? (silence) Cette chanson m’est venue très facilement et l’enregistrement s’est fait presque naturellement. Je voulais utiliser un violon chinois, le er-hu, mais nous n’en avions pas sous la main et j’ai acheté un banjo à la place. Je voulais une impression de lointain, de vieux donc nous avons utilisé les sons anciens de banjo et d’orgue à pompe. Je voulais que ce son renvoie à une esquisse du passé.

A l’opposé de tout cela, il y a "Crumble", ce morceau de jazz qui fait référence à la discothèque de John, plutôt fournie en la matière…
C’est une bonne surprise que réserve l’album. C’est à la fois une démonstration de notre goût pour l’improvisation et le jazz. C’est un morceau assez basique, loin de toute velléité post moderne. John m’a demandé d’écrire un morceau et de l’orchestrer à la manière de Gill Evans. J’ai donc écouté avec attention la manière dont Gill Evans combinait la trompette avec la flûte avec des harmonies dissonantes et j’ai mixé cela avec des influences de générique d’une série des années 60.

Est ce que "No Doze" est une improvisation ?
En quelque sorte. Nous devions enregistrer pour une compilation italienne de chansons inspirées par un film du début des années 70 avec James Taylor et Denis Wilson des Beach Boys : "Two men blacked up" Nous avions déjà préparé quelquechose mais ça sonnait comme une reprise de Sonic Youth et John ne l’aimait pas. Il voulait quelquechose de plus atmosphérique, plus doux. Paul nous a amené un CD Rom de "steel licks" (différents riffs de pedal steel), nous en avons repéré un, j’ai récupéré ma vieille guitare à 1 dollar qui couine bien, Volker a mis un peu de basse, John a sauté sur le rythme, et voilà. C’est tout. Il y a un feeling très relâché qui va parfaitement avec la fin de l’album, comme face à un couché de soleil.

Qui est Guero Canelo ?
Guero veut dire blond. Au Mexique il y a des traces génétiques qui doivent remonter à un métissage colonial ancien avec les européens et qui a donné à certains mexicains une peau plus claire et des cheveux roux ou blonds. Guero est le surnom que l’on donne à ces gens. "Guero Canelo" est un de ces restaurants typiques de South Tucson où tu manges des tacos et de hot dogs, tenu par un de ces hommes. Le texte est une énumération de mots liés à mes impressions quand je roule au long de South Tucson en relation avec les gangs, l’argot, les drogues, les bagnoles, l’alcool…

Ta voix a gagné en profondeur, en émotion. "Woven Birds" est un parfait exemple de ce passage de la fragilité à l’espoir incarné par une voix plus forte. As tu travaillé cette approche du chant plus théâtral ou est ce venu spontanément ?
Le fait de tourner autant que nous le faisons donne plus d’expérience et de confiance en soi. Quand nous allons en studio, c’est plus difficile de faire sortir la voix correctement, l’enregistrement est un moment difficile.

Tu as invité des chanteuses à Wavelab comme Valérie Leulliot, Neko Case… Mais elles ne sont pas présentes sur l’album.
Je ne voulais pas d’invités sur cet album. Je voulais que ce soit juste le groupe. Quand nous sommes passés en France, Valérie a assisté à l’un de nos concerts je ne sais plus si c’était avec OP8 ou Calexico. Elle a fait connaissance aussi avec Naïm et Thomas (Amor Belhom Duo) qui l’ont invitée à Tucson pour quelques jours. C’est vraiment là que nous nous sommes rencontrés. Nous avions peu de temps pour enregistrer le tribute à Lee Hazlewood. Je voulais que ce soit Neko qui chante mais elle n’avait pas le temps et n’aimait pas vraiment "Sundown". Martin qui chante habituellement sur scène n’était pas là donc on était coincés. Alors on s’est lancés avec Valérie puisqu’elle était là et ça sonne très différemment de ce à quoi j’avais pensé, mais que pouvais je faire ? Ce n’est pas facile de planifier les choses, surtout quand on vit dans des pays différents… J’adorerais retravailler avec Marianne mais je ne voulais pas que nous refassions la même chose que sur "Cable Hogue" donc j’ai préféré attendre. La prochaine fois peut être… J’ai enregistré un morceau avec quatre lycéennes qui chantent en espagnol… C’est super et j’aimerais faire d’autres trucs dans le même genre ! Mais cela ne cadrait pas avec "Feast of Wire". Je voulais vraiment quelquechose de différent. C’est comme notre collaboration avec les Mariachis Luz de Luna. Nous avons enregistré une de leurs chansons traditionnelles et on s’est bien amusé. Mais il y a tant de gens qui nous demandent "El Picador" pour des films indépendants ou de studio.

C’est une bonne chose pour les finances !
Oui mais c’est pénible d’être confiné à ce morceau… On a écrit et enregistré "Hot Rail" en trois semaines. Nous étions déjà en train de travailler sur la BO de "Commited". C’est pour ça que je voulais du temps pour "Feast of Wire". Certaines ambiances nous rapprochent de "Spoke". Le fait d’avoir plusieurs intervenants nous a aidé à aller dans plusieurs directions. J’aimerais prendre des chansons traditionnelles des mariachis et les remixer. En extraire une ligne de basse et trafiquer autour pour en faire quelquechose d’autre. Il me tarde de rentrer à la maison pour essayer mes idées au studio.

Est ce que Martin, Wolker, Jacob et Paul sont indispensables à Calexico ?
Je ne sais pas jouer de la pedal steel ni de la trompette donc je dépends des autres musiciens. Et je ne joue pas de la même manière de la basse que Volker. Quand il a entendu "Black Heart", il m’a répondu : " Je suis désolé pour les deux pains à la basse. " (rires) Je lui ai répondu que j’adorais ces erreurs et que je le remerciais pour cela. C’est une chose que me répète John tout le temps : " Laisse les musiciens s’exprimer par eux mêmes. " J’ai trop tendance à dire à chacun ce qu’il doit faire, à leur expliquer mes chansons, à les diriger en répèts… J’essaie de laisser les choses arriver par elles-mêmes, de baisser le contrôle. Nous avons commencé à deux et nous continuons à écrire les chansons tous les deux. On se sent donc tellement proches d’elles que quand l’enregistrement arrive on a du mal à les laisser partir. Et c’est pourtant une si belle chose quand on découvre comment elles sonnent entre les mains d’un autre musicien, comment les mix peuvent les transformer. Il y a un équilibre entre l’improvisation et la structuration qui est unique à chaque interprétation, lié au lieu, au public, aux musiciens…

Est ce que tu as connaissance de reprises de Calexico ?
"Gypsy’s Curse" par un groupe local, Liberty School. Un autre groupe m’a dit qu’il reprenait un morceau de Spoke. C’est un sentiment bizarre mais c’est une bonne chose. Je préfère les échanges de remix, en particuliers lorsqu’un groupe électro rencontre un groupe organique. Quand nous avons rencontré Two Lone Swordsmen, ça a été extraordinaire car j’allais enfin pouvoir apprendre à me servir de tout ce matériel dont j’avais entendu le résultat mais que je n’avais jamais eu l’occasion de manipuler moi-même. Quand il m’a appelé pour que je m’occupe de sa chanson, je lui ai demandé de m’envoyer des samples, mais il m’a encouragé à les enregistrer moi-même et à créer les boucles. Je n’en revenais pas et pourtant c’est vrai, ça nous a permis d’être plus créatifs. Je déteste entendre un groupe, particulièrement en électro, dont tu reconnais tous les sons en allant dans le premier magasin d’instrument venu et en essayant les différents effets d’un clavier.

La fille sur la pochette semble une adolescente typiquement américaine, très moderne, à mille lieues de la musique. Elle semble tellement étrangère à votre univers.
Victor Gastelum (le graphiste officiel de Calexico depuis "Black Light") nous a proposé un couple mexicain en train de danser, tout de blanc vêtu avec les foulards rouge traditionnels. Nous n’allions pas dans cette direction donc nous avons refusé. Et il y avait cette "skater chica". Elle est peut être l’inspiration qui forcera le cercle à se casser. Elle est peut être une de ces enfants qui a traversé la frontière et a du devenir autonome à cause de la misère. C’est peut être une version moderne de Notre Dame de Guadalupe que l’on voit au verso. Juan Diego qui l’a vu pour la première fois est représenté penché en train de la regarder au loin, toute flou. Pourquoi est elle flou : est il saoul, sommes nous saouls ? Est elle vraiment là, ailleurs ? Si tu retournes le livret, tu trouves le christ crucifié sur les phares arrières d’une grosse voiture américaine, entouré d’ornements dorés.

Je trouve par contre que le titre Feast of Wire colle parfaitement à l’ambivalence de l’album, gaieté de certaines mélodies et paroles d’une lucidité désespérante, observant l’opposition Mexique/USA. Car wire veut aussi bien dire fil de fer, et on imagine les barbelés de la frontière, que câble et on imagine le studio jonché de fils de micros, d’amplis et d’instruments…
Exactement ! Harry Cruz est un auteur de Floride. Il a écrit un livre sur les voitures et une de ces histoires parle d’un mec qui mange sa voiture petit bout par petit bout. Il a écrit un livre qui s’appelle "Gypsy’s Curse", et un autre que John a lu qui s’appelle "Feast of snakes". Nous étions au téléphone avec Victor pendant que nous étions dans un restaurant mexicain et il nous a parlé de "Accross the wire" et "Feast of snakes" et il a donc proposé "Feast of wire". John a dit OK et c’était fait. J’aime ce titre car il est ouvert à toutes interprétations.

Tu as dit à plusieurs reprises que tu aimerais enregistrer un album en France. Crois-tu que ça changerait beaucoup ?
Oui car le lieu t’inspire différemment. Mais nous restons les mêmes personnes où que nous soyons… J’aimerais surtout faire venir Dominique A à Tucson.

Cet album est dédié à Lisette et Roel Arendshost. Qui sont ils ?
Lisette était une de nos amis de Hollande. Nous l’avons rencontrée en 1999. Elle a commencé sa carrière de DJ à notre concert. L’an dernier son frère Roel et elle étaient sur un ferry qui a coulé au sud du Sénégal à cause de la surcharge. Ils étaient tellement passionnés par la musique et la vie et c’étaient de très bons amis à nous, c’était la moindre des choses.

Cathimini