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DOSSIER ECRITS ROCK: ITW MATHIAS MALZIEU
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Photo Mathias Malzieux © Cathimini


                                                           La mécanique des mots

Cela faisait dix ans que le rythme effréné de Dionysos, les engagements solidaires et variés, l'hyperactivité touche à tout, la célébrité et les sollicitations diverses qui vont avec, avaient éloigné Mathias Malzieu de l'univers d'Abus Dangereux et vice versa.

Pourtant, il est resté à mes yeux l'auteur d'histoires et de chansons que je collectionne, comme autant de cailloux semés par ce (pas si) petit poucet des temps modernes. Mathias symbolise pour moi ce que nous avons essayé de montrer dans ce dossier et le numéro spécial Abus "Rock et bouquins", soit les relations incestueuses entre musique rock et littérature, énergie et sensibilité. Malgré son implication dans tous les rebondissements de "La Mécanique du Cœur", il a répondu présent à toutes mes sollicitations (voir CD Abus 111) avec une humilité et un enthousiasme que le succès n'a pas entamés. Voici donc grâce au format illimité du net, la retranscription (presqu'intégrale) de nos retrouvailles; soit deux bonnes heures d'échanges, de réflexions, de rires, de coups de gueule autour de la musique, de l'écriture, de la lecture, et bien d'autres sujets encore en filigrane.


Qu'est ce qui est venu en premier : le gout d'écrire des histoires ou de composer des chansons ?
Avant tout, les histoires ! Au moment où j'ai commencé à écrire, vers 14 ans, je ne fantasmais même pas sur le fait d'un jour faire partie d'un groupe. Je commençais à m'éveiller au rock en découvrant les Pixies, des groupes de ce genre. Mais c'est plus vers 16 ans que ça a commencé à me toucher réellement. Je ne me voyais absolument pas avec une âme d'artiste. J'étais plutôt foot, tennis, ski… (rires) Quand j'ai commencé à écrire des petites choses pour moi - je ne sais pas ce que c'était vraiment - il n'y avait aucune intention de format : chanson, roman ou nouvelle.

A quel public était destiné ton premier recueil de nouvelles "38 mini westerns"?
Je ne me pose jamais cette question ! Parce que pour un artiste se poser cette question, c'est commencer à enlever un peu de spontanéité et, pour moi, d'honnêteté. Je ne veux pas faire le punk à 2 balles, donc je comprends que les gens qui investissent dans une boîte d'édition ou de production, se disent tel public pourrait faire ça par rapport à leur investissement. C'est leur sauce. Mais si moi, en tant qu'artiste, au moment où je crée, je commence à me dire " Ouais comme "Jedi" a marché, faudrait que je refasse un peu pareil que "Jedi " - comme on nous l'a demandé beaucoup- c'est foutu ! Des manageuses très mal intentionnées nous ont fait le coup - après "Coccinelle", il fallait refaire "Coccinelle" - mais on les a envoyées promener et on a bien fait. Là, c'est pareil. Ce premier livre était juste destiné à fonctionner à l'envie. La plus belle preuve de respect que l'on peut donner à un public, que ce soit un concert, un disque, un livre ou un film, c'est qu'on se fasse plaisir à soi-même. Et ça ne veut pas dire être hermétique, snob et penser qu'à sa gueule. On peut se faire plaisir de manière généreuse. Les artistes qui me fascinent le plus sont des gens comme Chaplin qui ont beau être extrêmement personnels, sont populaires parce que généreux. Je n'aime pas les artistes qui se disent underground et tombent dans "je vais faire un truc que personne ne comprend et donc ça sera forcément génial." Pour moi, faire des choses hermétiques et faire des choses formatées mainstream traduisent le même abandon artistique. Il ya le même manque de prise de risque et le même peu d'humanité. Prends Nirvana ou Noir Desir qui ont une culture underground, une exigence qui exclut le snobisme. Ils sont capables de faire des trucs spé mais qui donnent des clés, ouvrent leur monde aux autres, sans avoir peur qu'éventuellement ça marche. Pour moi la classe, elle est là !



Tu l'as écrit sur la longueur, plusieurs années de collecte de textes ou c'est une réponse au disque en cours à l'époque, "Western sous la neige" ?
En fait la première nouvelle que j'ai écrite s'appelle "Le journal de plâtre" qui est un petit journal de quand je me suis cassé la jambe à la Nef d'Angoulême pendant la tournée Haïku. D'ailleurs je me rappelle qu'à l'époque, les mecs de l'assos m'amenaient des exemplaires d'Abus Dangereux à l'hôpital. Et c'est une histoire vraie ! (rires) Ca m'a plu d'écrire ça. Puis on a eu quelques soucis avant d'enregistrer "Western sous la neige". Nous étions très contents de nos maquettes et Albini était OK pour faire le disque. Mais il y a eu un gros malin de la maison de disque qui nous a dit : "Albini, c'est de l'analogique, vous n'allez pas passer en radio, vous n'allez pas breaker. En plus comme il a produit Nirvana, il va vous prendre une avance longue comme le bras… "que des trucs horribles et faux ! Et maintenant je sais pourquoi il avait tout faux, parce qu'après il s'est occupé d'artistes de la StarAc et compagnie. Alors il ne pouvait pas comprendre "Western sous la neige". C'est quoi cet album de folk blues sombre ? Dionysos c'est de la pop. Mais il y en a beaucoup qui n'ont rien compris. On a rencontré des gens fabuleux tout au long de notre parcours, des gens qui ne nous comprenaient pas, mais qui n'étaient pas mauvais… et malheureusement des gens nocifs aussi. Mais ça construit ! Du coup, on s'est battus, on a tenu notre truc et c'est grâce à ce disque enregistré avec Albini qu'on est passé à un statut différent…Bref tout ça pour dire qu'on a été bloqués pendant un certain temps, alors qu'on étaient prêts. C'était une époque où c'était pas gagné. Si on perdait notre intermittence, on ne pouvait pas chômer deux ans en attendant que notre album sorte. Donc c'était difficile dans la vie. Par contre dans mon écriture, je pouvais continuer à m'exprimer sans que personne ne vienne m'emmerder. Par exemple : je veux faire un mec avec des ailes. Maintenant que je bosse sur le film de "La mécanique du coeur", je me pose un tas de questions style: est ce qu'il va être en 3D, est ce que le poil va bien rendre à l'image… Quand tu écris, tu as ton stylo et ton propre effet spécial. Quand tu veux enregistrer, tu te demandes : est ce que je vais avoir assez d'argent pour aller où je veux, est-ce que je vais avoir le droit d'utiliser des cordes, avoir un bon compresseur à lampes comme j'aime ? Alors que quand tu l'écris, tu l'as ! J'ai écrit la nouvelle sur "Don Diego 2000", par rapport à la chanson. Pareil pour "Longboard Train". Bon, après je me suis dit je n'allais pas faire ça pour toutes les chansons, j'ai donc écrit de nouvelles histoires. Puis les choses se sont débloquées pour "Western sous la neige" grace à Arielle Faille, quelqu'un de la maison de disque qui était très bien, et on a pu faire notre disque. Entretemps j'avais écrit 21 nouvelles donc au début ca s'appelait "21 mini western". J'ai fini par en écrire 17 de plus, voilà pourquoi aujourd'hui le livre s'appelle "38 mini-westerns". Il va être réédité chez Pylone, mais c'est le même gars que Pimientos à l'époque. C'est une espèce de poète, surfer, anarchiste, hyper tendre et caractériel; le genre de mec qui fait du bien. Il écrit sous le nom d'Alexandre Vargas. Tu ne peux pas faire plus indé que lui, puisqu'il fait ses propres impressions. A l'époque il ne voulait pas m'éditer à cause de la notoriété du groupe. Je lui ai dit que j'étais content que mon premier livre sorte tout court. Et pour la réédition, même topo ! Je voulais continuer cette relation avec lui, même si j'ai une éditrice géniale chez Flammarion. D'ailleurs la rencontre est intéressante à relater, car c'est elle qui est venue vers moi. "J'ai bien aimé des choses dans les mini-westerns, je sais que tu es en train d'écrire un roman, je te propose d'essayer un truc. Je pourrais te faire signer chez Flammarion en tant que chanteur de Dionysos. Ca passerait ou pas, mais tu as tes chances. Mais ce que je souhaiterais pour que tu ais une vraie liberté, c'est que tu me montres tes manuscrits et que je te fasse des retours en dehors de mes heures de boulot. Si tu es content de mon travail et moi du tien, on présente le résultat final à Flammarion. Je ne présenterai pas un nom, je présenterai un texte ! Ce qui fait que tu seras considéré comme un vrai auteur, et non pas comme une petite célébrité qui veut faire son bouquin. On a fait comme ça, du coup c'est passé pour ce que c'était. D'ailleurs nulle part tu verras marqué sur le bouquin "par le chanteur de Dionysos". J'adore être le chanteur de Dionysos, mais je ne voulais surtout pas que mon premier roman soit considéré comme un objet promo de Dionysos. En plus, comme il y a des personnages communs avec l'album "Monsters in love", ça aurait pu être un manque de respect pour le groupe.

Tu as déjà parlé dans d'autres interviews de son apport au texte lui-même de "Maintenant qu'il fait tout le temps nuit sur toi". Concrètement, qu'a-t-elle fait ?
Quand tu es en groupe, t'as toujours un retour de l'équipe qui travaille avec toi dans leur particularité, leur savoir faire et quoi t'aide à rebondir, à te remettre en question. Et puis dans la musique, tu as un rythme avec une batterie, tu as des notes. Avec un stylo, comme je disais tout à l'heure, tu peux tout faire. Si tu veux écrire "Starwars 9", tu écris "Starwars 9" et ça ne te coute rien… si ce n'est ton imagination et du jus de cerveau. Mais rien ne te tient, c'est toi qui fait la batterie, c'est toi qui fait la basse, c'est toi qui fait que ça sonne bien, que ça prend des virages. Donc c'est à la fois fascinant par le champ des possibles que ça ouvre, mais c'est en même temps extrêmement flippant. Donc il y a peut être des gens qui font tout, tout seuls, mais moi j'y crois pas trop. C'est bien d'avoir un interlocuteur à qui tu fais confiance. D'ailleurs c'est pas moi qui le dit, c'est Cantona dans "Looking for Eric": "si tu ne crois pas en tes coéquipiers, tu es mort." Je pense que c'est la même chose partout : en foot, en société, en groupe, même en binôme. Quand il m'a fait les premiers retours sur le scénario de "La Mécanique du Cœur", Luc Besson m'a dit une phrase que j'ai trouvée très pertinente : "Nous sommes les sages-femmes, toi tu pousses. Donc ne nous remercie pas trop, car c'est toi qui fait." Moi, j'ai fait la sage-femme sur d'autres trucs, comme les albums d'Olivia Ruiz et un peu Cali. C'est un travail très important et passionnant que j'adore. Mais c'est toujours plus facile d'être une sage-femme qu'une femme enceinte.


As-tu eu besoin d'elle pour "La mécanique du cœur" aussi ?
Bien sûr ! Elle a fait exactement le même travail. Et c'est la même chose pour le 3ème . J'ai une confiance absolue en elle; je n'ai même aucun mal à ne pas être d'accord avec elle. Ces échanges n'empêchent pas que l'écriture est un travail ultra-solitaire pendant des heures et des heures. . En musique, ça peut être solitaire au début lors de la composition, mais après tu as tout le travail d'arrangement avec le groupe. Et puis après tu joues les morceaux en concert. Le livre, même si tu as des retours et que tu en parles, tu es tout seul avec ton ordinateur et tes mots. C'est pourquoi la relation que j'ai pu développer avec mon éditrice est géniale et je suis très heureux de pouvoir avoir autant confiance en elle. Elle a envie que j'écrive des vrais livres, donc elle me fouette et c'est bien. (rires) C'est un luxe.



Tu dis "trop d'imaginaire tue l'émotion et trop de réel verse dans le pathos". Comment arrives-tu à trouver l'équilibre ?
C'est un des équilibres qui me fascine le plus en fait. On va revenir à Chaplin parce qu'il est drôle, mais pas que drôle. J'adore aussi Brel parce qu'il restituait parfaitement la tragédie, mais il savait aussi avoir de l'humour. J'aime encore aujourd'hui Nirvana parce qu'ils savaient être plus punk que punk, et à la fois plus mélodiques que les Beatles. J'aimais le Beck d'il y a 15 ans car il pouvait être iconoclaste au point d'être Hank Williams et les Beastie Boys sur le même morceau. Aujourd'hui il est uniquement dans l'exercice de style, et ses disques m'ennuient malgré son savoir faire. En fait celui qui fait les disques que j'aimerais entendre de Beck aujourd'hui, c'est Buck 65… Chacun ses obsessions d'équilibre, mais j'ai l'impression que quand on a beaucoup ri ou dansé, quand ça devient émouvant, ca l'est encore plus. Quand on a pleuré et que c'est drôle… c'est ce que j'adore chez Ken Loach ! Il y a 15 ans avec Dionysos, on faisait des passages noisy comme des dingues, puis on prenait la folk et l'harmonica, parce qu'on est des vieux fans de Neil Young à la con et qu'on aime le chaud/froid, les montagnes russes. Dans mes livres, j'ai appris à retranscrire cette dynamique et j'aime ça. "Maintenant qu'il fait toujours nuit sur toi" sans Giant Jack, juste sur la souffrance réelle, brute et non imagée; ça pourrait exister, mais ce n'est pas le livre que j'avais envie d'écrire. Et faire un truc genre "Alice au pays des merveilles" ne m'aurait pas intéressé non plus. C'est la passerelle entre les deux, le monde adulte et celui de l'enfant, le 1er et le 2nd degrés, le monde fantastique et le normal, qui me fascine et m'intéresse de creuser. Dans la Mécanique, l'équilibre est le même, sauf qu'il commence dans le surréalisme complet pour connecter à des choses très réelles par la suite. C'est le même genre de dosage, mais pas avec les mêmes ingrédients. Et le 3ème que je fais, je crois qu'il va y avoir aussi une dimension fantastique, alors que je pars du réel au début. Je me rends compte que je raconte toujours la même chose en fait; des histoires de transcendance, ne pas perdre sa part d'enfance, s'aider par le rêve et la créativité pour se sortir de "l'adulterie" - au sens aussi laid et pas très grave, que parler d'immobilier tout au long d'un repas de famille- la maladie ou la mort. C'est toujours le même combat, c'est aussi pour ça que je me suis retrouvé à faire du rock'n'roll de cette manière-là. C'est ce qu'on appelle "le syndrome de Peter Pan", mais pas totalement, car ça voudrait dire que je ne voudrais pas grandir. Or j'aime ma vie d'adulte, mais je n'ai pas oublié qui j'étais quand j'étais petit… et je ne veux surtout pas l'oublier, au profit de trouver normal de s'ennuyer.

Es-tu du genre à te trimballer toujours avec un carnet sur toi, à l'affut de toute chose qui pourrait t'inspirer ?
Oui ! Avant je ne travaillais qu'avec des carnets. J'écris très mal, j'ai même des fois du mal à me relire. Sur les chansons, ça passe encore, mais pour les "38 mini westerns"… J'ai du les faire taper par une nana pour les présenter à l'éditeur. Quand j'ai voulu m'attaquer au roman, je me suis dit que je n'avais plus le choix : j'ai du passer à l'ordinateur. Je tape toujours à deux doigts, mais je vais assez vite. (rires) Mais je n'ai pas lâché le carnet pour tout ce qui est idées, si ça me vient la nuit, je ne vais pas rallumer l'ordi (rires). J'écris juste le titre ou l'idée et puis j'oublie. J'aime bien retrouver plus tard ce que j'ai écrit. Ca peut donner des bonnes surprises ou au contraire être complètement nul. Quand je me rappelle la sensation que j'avais eue en l'écrivant et que ça me reconnecte avec cet état d'esprit à la lecture, c'est génial. Parfois ce n'est pas le bon moment et ça ne le fait pas ou parfois c'est juste nul. Mais je continue à travailler avec le carnet.

Tu es entré avec tes romans dans le cercle des musiciens/écrivains comme Kent, Theo Hakola, Nick Cave…
Tiens en parlant de Nick Cave, j'ai un scoop pour toi : son second livre va être édité chez Flammarion ! Je trouve que "And the ass saw the angel" (Et l'âne vit l'ange) a des moments de grâce à la Faulkner / Cormac McCarty et d'autres où il est dur, un poil hermétique. On sent qu'il avait besoin de libérer beaucoup de fantasmes d'écriture qui ne servent pas toujours l'histoire, à mon goût. Je me suis régalé parce que je suis fan. Mais il y a des moments où ceux qui ne le sont pas ont dû le trouver ésotérique. Mon éditrice m'a dit qu'elle ne l'aurait pas signé. Mais pour le second, il parait qu'il a resserré les boulons, il a mis toute la puissance évocatrice qu'il a dans ses chansons au service de son histoire. J'attends de le lire avec impatience !

Y en a-t-il d'autres que tu apprécies et que tu pourrais nous conseiller ?
Il y a Iggy Pop qui a écrit un très bon bouquin qui s'appelle "I need more", sorti chez le Serpent à plumes. C'est une sorte d'autobiographie, mais c'est vraiment très bien. Il raconte qu'il habitait dans une caravane quand il était petit et que la première fois qu'il est allé chez un copain qui vivait dans une maison, il a compris que tout le monde n'habitait pas dans des caravanes. Il y a beaucoup d'humour, c'est tendre… Je sais que certains ont une plume et que s'ils se mettaient à l'exercice de l'écriture, il en sortirait des choses géniales. Je suis d'ailleurs en train de monter un projet contre l'illettrisme avec Flammarion et la FNAC où je demande à des auteurs de chansons d'écrire leur première nouvelle. Ainsi on pourra reverser les bénéfices du recueil à la Fée et la Feve qui luttent contre l'illettrisme de manière efficace, à mon avis. Je ne veux pas tomber dans le politiquement correct en m'engageant pour ci ou pour ça et diluer mon propos. Mais quand j'ai un truc à dire de vrai, je suis content si je peux apporter un petit quelque chose. Pour moi ne pas savoir lire, c'est tellement à la base de plein de problèmes. Il n'y a plus rien de possible si tu ne sais pas lire ! T'es déjà mort d'entrée de jeu.

A ce propos, qu'a apporté concrètement l'opération "on aime, on aide" avec la FNAC ?
Le maxi de Dionysos s'est bien vendu et les bénéfices permettent de travailler dans les écoles. Ils appellent ça le "coup de pouce clé" qui peut être donné par des instits, des animateurs ou des bénévoles qui vont faire une animation autour de l'écriture et du goût de la lecture. Ce n'est pas du soutien, c'est la mise à disposition des enfants et de leurs parents… J'ai présidé le jury du premier livre pour enfants où 7000 enfants ont voté pour leur livre préféré pour les 5/7 ans. Ce sont des évènements comme ça qui leur donnent le goût de la lecture. Parce que l'illettrisme est lié à deux choses : le fait de ne pas avoir accès et le fait de ne pas avoir envie. J'ai eu plusieurs fois l'exemple du manque d'accès, quand je faisais signer les disques en FNAC Les petits me donnaient leur nom. Comme je ne comprenais pas trop, je demandais aux parents de m'épeler le nom de leur gamin. Ils en étaient incapables, alors que c'étaient des gens plein de bonne volonté ! Et puis il y a le problème du goût. Il y a plein de gens qui sont en échec scolaire, dans n'importe quel milieu, parce qu'ils ont l'impression que c'est mieux de regarder "la roue de la fortune" ou des conneries sur Internet (bien qu'il y ait des choses fabuleuses sur internet), sans avoir l'envie ou la curiosité d'aller vers les bonnes choses. Moi-même j'étais dans une classe moyenne et au début, le bouquin, c'était l'ennemi parce qu'il fallait l'apprendre par cœur et qu'il faisait chier. Mes copains, c'étaient le ballon de foot et la balle de tennis. Il a fallu des passeurs pour me montrer que le livre, ça pouvait être un voyage pas cher qu'on peut embarquer dans sa poche, que l'on peut partager en en parlant, et c'est ça qui m'a filé le virus petit à petit. Les passeurs pouvaient être certains profs de français passionnés du mot, comme d'autres ont été des bloqueurs, mais pas que... Nous sommes allés avec le groupe dans un lycée difficile d'Evreux pour leur faire écouter des artistes comme Buck 65 et faire le lien avec Johnny Cash ou Tom Waits. On voulait leur montrer qu'il n'y avait pas que d'un côté "rien, c'est la misère" et de l'autre les NRJ awards. Les gamins nous ont accueillis en nous disant "mais vous êtes qui ?" On n'était pas venus en tant que Dionysos, mais pour leur donner des livres et des disques à découvrir pour leur donner de l'envie. On a fini quand même par dire qu'on avait fait des disques d'or et qu'on était bien connus du public rock. Ils nous ont ri au nez; "Tu passes pas à la télé, on s'en branle ! ". Donc évidemment ça n'a pas marché avec la plupart. Mais il y en a certains qui ont compris que la musique ce n'était pas juste "tu fais rien ou tu fais des trucs avec des bagnoles et des nanas avec des gros seins, ou le truc super chiant médiéval, ou l'Opéra de Paris". Qu'entre ces extrêmes, il y a plein de choses marrantes à faire. Je souhaite continuer dans la même veine avec mon projet de livre d'artistes.

Mais ne penses-tu pas que la volonté actuelle de dématérialisation de tout : musique, livres, journaux… rendent l'accès encore plus difficile et fiche en l'air les actions de ce type ?
Attention je ne suis pas réac. Internet est un outil de découverte et de curiosité fabuleux qui peut aider le travail de passeurs. Mais ce n'est qu'un outil ! Avec un superbe sécateur, tu peux devenir Edward aux mains d'argent ou tu peux tuer ton voisin. Personnellement j'adore acheter des vinyles et des livres, c'est peut être une histoire de génération. Mais si on ne parle que des livres, j'aime acheter des beaux livres et des poches… pour les mettre dans mon sac, les corner, les prêter, les perdre, ne pas avoir peur de les perdre, les donner, les racheter après… C'est pour ça que je suis super content que "La mécanique du cœur "sorte en poche. Et d'ailleurs je suis en train de monter un truc par rapport au recueil de nouvelles que je dirige contre l'illettrisme. Le principe est que tu lis un livre de poche et une fois que tu l'as lu, tu le laisses à un endroit et tu écris dessus : "si vous trouvez ce livre, il est à vous. Une fois que vous l'avez fini, voici une adresse mail où vous pourrez écrire ce que vous en avez pensé et laissez-le à un autre endroit pour le suivant". C'est une opération "bouteille à la mer/livre", mais j'espère que ça pourra faire des connexions rigolotes. Une des raisons pour lesquelles j'adore "Ghostdog" de Jarmush, c'est à cause du rapport aux livres qu'ont les personnages. C'est ça parler et communiquer !


Et les libraires dans tout ça ? 
Ils ont un rôle important à jouer, bien sûr. J'ai un rapport assez mignon avec deux libraires de quartier : La librairie des Abbesses, rue Yvonnes Letac. Elle m'a fait découvrir des supers bouquins, en particuliers "Des fleurs pour Algernon" écrit par Daniel Keyes, un docteur en psychologie (et dont je ne vous raconterai pas l'histoire à l'inverse de Mathias. Car ca a l'air passionnant, quand on ne connait pas la fin. Sachez juste, si vous êtes cinéphiles, que c'est au croisement de "L'étrange histoire de Benjamin Button", "Dans la peau de Malkovitch" et "Willard" NDLA) Il y a une 2ème libraire, rue Burq, une dame allemande qui m'a fait (re) découvrir Italo Calvino, grâce à "Le baron perché". C'est assez marrant parce que pour les gens comme nous qui venons de l'underground, on croit que les créations qui nous fascinent le plus viennent de gens barrés, qui n'ont peur de rien, qui font des choses folles. Et ben non ! Pour faire de choses extrêmement personnelles et barrées, il faut une discipline plus forte que pour faire des choses orthodoxes. Prends Sonic Youth, on peut dire que c'est du bruit, de l'impro etc.  Mais si après toutes ces années on les aime toujours, c'est parce que ce sont des gens qui ont de vraies mélodies et pensent ce qu'ils font. Et s'ils mettent 10 minutes de bruit à un moment donné, c'est parce qu'il fallait le mettre là et pas ailleurs. C'est pourquoi la plupart des groupes influencés par Sonic Youth sont pénibles à mourir, alors qu'eux restent géniaux. J'en reviens encore à Chaplin : ses longs métrages sont de l'horlogerie fine, avec un rythme monstrueux d'aller retour entre le rire et l'émotion. C'est du travail ! 

Tu écris des fictions. As-tu déjà écrit sur la musique (chroniques, biographie, essais) ?
Un tout petit peu. Je viens de faire la préface d'un recueil de BD qui va sortir à la rentrée et s'appelle "Rock strip". C'est l'histoire du rock en BD par plein de dessinateurs et un journaliste qui fait un papier sur chaque artiste. Ca va de LCD Soundsystem à Led Zeppelin, en passant par les Stones et Joy Division. Ca va ressembler à une espèce de livre de Crumb des années 70. Je me sers de la musique dans mes propres livres, par exemple le nom du personnage Giant Jack vient de la chanson. Quand je vois des réalisateurs qui me disent : "je ne sais pas ce que je veux comme musique", ça me catastrophe parce que je viens de la musique. Aujourd'hui dans le contexte du film, je vais utiliser des choses du disque bien sûr, décliner d'autres choses en score mais la BO est un narrateur omniscient. Ca doit venir de mon obsession pour Morricone ou Jarmush et tous ces réalisateurs qui traitent la musique comme un personnage à part entière. Un film sans musique, pour moi, ce n'est tout simplement pas possible. Ca existe, il y en a certainement des bons. Mais je n'envisage pas le cinéma sans musique. (La conversation dévie à partir de "Broken flowers" et de "High Fidelity" sur les compils que font les personnages pour ceux qu'ils aiment. NDLA) J'aime beaucoup le livre et le film car ça peut être de vraies lettres d'amour que de faire une cassette avec des morceaux que tu aimes. On l'a tous fait plus jeune. Et aujourd'hui encore quand tu recommandes un livre, un disque ou un film, parfois tu en dis plus sur ce que t'es ou ce que tu veux faire passer. D'où mon action contre l'illettrisme…

Penses-tu qu'il existe une littérature "rock" ? Si oui, comment la définirais-tu ? (Pacadis, Nick Kent, Nick Tosches, Lester Bangs, Yves Gorin…) 
Ce ne serait pas forcément une littérature qui parle de musique rock mais une littérature libre, qui fait les choses sérieusement, mais ne se prend pas au sérieux. C'est quelque chose de physique, capable de dérapages, de folie. Et évidemment il y a le thème de la route ! Rock and roll, ça veut dire "saute et tourne" donc il faut que ce soit des choses énergiques. Pour moi, tous les road movies sont issus de la littérature rock. Même si "Sur la route" ne parle que de jazz et de bebob, d'impros de trompettes, c'est un des livres les plus rock'n'roll qui soit au monde. Pourtant il ne parle pas de charley ouvert ni de guitares en disto, mais on s'en tape. D'ailleurs Kerouac l'a écrit souvent sous l'effet de substances et, même si ce n'est pas le plus important, ça fait partie du rapport un peu particulier avec la création de toute une époque. Mais ce qui est le plus intéressant, c'est de savoir qu'il ne ponctuait pas et qu'il utilisait du papier très très long sur lequel il pouvait taper sans avoir à changer de page, pour être et rester dans un état de transe. Il ya une photo géniale où il est entouré d'un papier tentaculaire qui occupe toute la pièce; c'est le manuscrit de "Sur la route". Il s'était fait confectionner des pages de plusieurs mètres de long pour être toujours dans l'élan comme un musicien de free jazz, comme Coltrane improvisait des heures. Et ça c'est extrêmement rock pour moi: il est dans le physique, une gourmandise, cette transe, avec des pages partout… Pour moi, la vraie littérature rock commence à la beat generation. Richard Brautigan ne parle pas d'un seul groupe de rock dans ses livres, mais dans le rythme, dans l'élan, la possibilité de folie et dans le ludique… Parce que c'est ludique le rock ! A l'origine, c'est du blues du Mississipi mélangé avec de la country blanche. On prend le suc de ça, le truc le plus sexuel et le plus énergique et on en fait quelque chose qui peut plaire à tout le monde. C'est un truc hyper populaire, hyper vivant et pour moi, il y a des livres et des BD qui ont cette force-là. Comme il y a certains disques de musique hawaïenne qui sont bien plus rock'n'roll que certains disques de punks d'aujourd'hui. Après il y a les bouquins qui parlent de rock, certains peuvent être très chiants, d'autres très intéressants. Le recueil de BD, j'en ai fait la préface parce que je l'ai lu. Il faut arrêter de dire que la BD est un sous genre en littérature ! Tu prends Joann Sfar, Lewis Trondheim, Riad Sattouf, c'est aussi bien qu'un roman.

Et tu dirais que ton écriture est rock alors ?
Je ne veux pas m'auto-juger, mais c'est à ça que j'aspire. J'aime les transpostions, donc quand j'écris des bouquins, je garde l'esprit rock du groupe. J'essaie d'apporter à Dionysos ce que j'apprends en termes de raconteur d'histoire pour écrire les chansons, pour monter un set, pour dramatiser un disque… Et dans le film je me sers de mon expérience avec le groupe, du livre bien sûr… Et le travail que je fais sur le film m'aide pour mon nouveau livre. Ca me donne aussi des nouveaux climats pour les nouvelles chansons. Tout est connecté. C'est pour ça que ce n'est pas gadget ! J'aime le savoir faire, j'aime apprendre, mais j'aime aussi la fraicheur du débutant. C'est ce qui m'a poussé à écrire la moitié des chansons de "Monsters in love" au ukulélé. Si une chanson comme "Tes lacets sont des fées " ne comporte que deux accords, c'est parce qu'à l'époque je ne savais faire que deux accords au ukulélé. Cette contrainte-là était rigolote et j'ai voulu me démerder avec. Après, il ne faut pas tomber dans le snobisme inverse du lo-fi: c'est bien parce qu'il ya deux accords et parce que c'est désaccordé…

De toute façon avec Dionysos, depuis le début vous tapez dans tous les genres : acoustique, électrique, rock, blues, crooner… La remise en question est pour toi un moteur de ta créativité.
Ca a toujours été là ! Contrairement à Eric Zemmour, j'aime le métissage.

Est-ce qu'avec toutes tes activités, tu as encore le temps de lire?
Ouais. Pas comme je voudrais, mais je sais que j'aurai des moments pour cela. Chaque année, je lis mon Paasilinna (auteur finois contemporain). J'ai une culture littéraire complètement bancale, je me suis fait mon panthéon personnel. Il y a des choses que je connais vraiment bien car je me suis passionné pour et j'ai des lacunes énormes sur les classiques, parce que je ne suis pas passé par la case départ. Après avoir rejeté les livres dans mon enfance, j'ai lu Brautigan, Fante, Maïakovski… Et Maïakovski, comment j'ai découvert ? Dans un texte de Noir Désir ! 

Toi qui a horreur de la gadgétisation, comment te prépares-tu à l'apparition des figurines Giant Jack et Miss Acacia ?
C'est inévitable pour un film d'animation, mais il faut le faire avec classe. Europa (la maison de production de Luc Besson NDLA) est un outil fabuleux, mais on reste un petit film pour eux parce que j'ai voulu que la cible soit un peu floue. On n'est pas formatés "film pour enfants" et ça, c'est très important pour le merchandising. Car on pourra (normalement NDLA) rester dans le happy few et du classe… et je serai le premier à être content d'avoir les trucs à la maison. (rires) C'est le plus périlleux, mais c'est passionnant. Vois comment Björk fait le pont entre l'expérimental et la pop, et arrive à fédérer des gens qui écoutent Madonna et Kraftwerk tout en restant très personnelle. Je n'ai pas peur du succès ou de l'insuccès du film. L'important, c'est que je puisse me regarder dans la glace. C'est comme pour Dionysos, je suis super content qu'un de nos singles passe en radio. Mais je ne vais pas faire un remix tout pourri qui ne ressemble plus à du Dionysos pour qu'il y passe. On a vendu 100 000 albums de "Monsters in love" sans passer sur les réseaux dits "influents" comme RTL2, Europe 2… Il n'y a pas de loi ! Donc je trouve que quand tu fais un truc super personnel qui touche plein de monde, c'est beaucoup plus sain que quand tu fais un truc super bien qui reste dans le ghetto, pendant que des millions de gens continuent à écouter de la daube. C'est pour ça que je trouve complètement ridicule cette polémique sur "Le vent t'emportera" de Noir Désir ! La chanson est bien, c'est tout ce qui compte. Et pour des gens qui habituellement écoutent Lara Fabian, ca a peut être ouvert des portes, créé une curiosité, des vocations, pourquoi pas ? (rires) Arrêtez d'être snob !

Propos recueillis par Cathimini

"38 mini westerns" Ed Pimientos (réédition en cours chez Pylone)
"Maintenant qu'il fait tout le temps nuit sur toi" Ed Flammarion
"La mécanique du cœur" Ed Flammarion