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SHANNON WRIGHT

© Ktimini

 

Photo couleur par ©Franck_Mullen


                                               The taste of honey

En dix ans, Shannon Wright est devenue une référence en matière d'intégrité et de sincérité, deux qualités qui lui valent le respect de toute la profession et d'un fan-club fidèle. Aujourd'hui, elle s'affranchit de son image d'animal farouche grâce à "Honeybee Girls", un album lumineux et inspiré.

Pour les quelques lecteurs qui ne connaissent pas Shannon Wright, je me dois d'évoquer cet univers qui nous a tant touchés, nous, qui la suivons pas à pas depuis près de 10 ans. Cet univers dans lequel elle a chanté, crié, pleuré, chuchoté tout ce qu'elle avait sur le cœur. Et le sien était tellement chargé de frustration et de désirs, d'utopie et de déception, qu'il lui a fallu quatre albums pour en éteindre l'incendie et atteindre un relatif apaisement. Quatre albums, explorant chacun à leur manière la corde raide de la colère et les affres de l'angoisse, appuyés par une production dépouillée, signée par deux fois Steve Albini. Et combien de concerts dont on se demandait à chaque fois si elle en sortirait vivante, tant elle se donnait, se livrait à l'électricité et au public, heureusement muet d'admiration et de respect.

Comment le feu qui la consumait est il passé du bleu violent et destructeur à ce rouge doré et réconfortant d'aujourd'hui ? On pourrait chanter cocorico en évoquant l'échange artistique avec Yann Tiersen qui a donné naissance en 2004 à un bel album hybride, où chacun dépassait avec circonspection, mais bonheur, les limites de son pré carré. Mais c'est deux ans plus tard, que Shannon amorce vraiment le virage, avec un disque dont le titre ne trompe pas ("Let in the light", "laissez entrer la lumière"), reflet d'heureux chamboulements personnels. Elle arrête de se jeter en pâture au public lors de ses concerts et remet la musique au centre de sa relation avec le monde. Le piano qui ouvre "Let in the Light" l'accompagne pour une tournée solo, qui atteindra un sommet dans l'incroyable décor du Théâtre des Bouffes du Nord parisien.

Avec son complice de toujours, Andy Baker (bassiste et ingénieur du son) et Brant Rackley, Shannon Wright se dévoile aujourd'hui encore autre. La caricature de la passionaria rock à laquelle beaucoup auraient voulu la réduire, s'efface pour laisser place à une jeune femme dont la voix a atteint une plénitude rayonnante. Bien sûr les vieux démons ne sont pas tous morts et se défendent énergiquement dans deux morceaux électriques (les tempétueux "Trumpets on New Year's Eve" et "Embers in your eyes"). Mais Shannon ne crie plus contre la lâcheté de l'autre, elle la domine. Elle ne se déchire plus sur les regrets du passé, elle les transforme en un écho doux et immatériel qui caresse les instruments plus qu'il ne s'y oppose. Elle nous laisse enfin partir sur l'intemporelle berceuse douce amère "Asleep", reprise fétiche des Smiths.

On découvre aussi grâce à "Honeybee Girls" une productrice assoiffée d'apesanteur qui affronte ses tabous : acoustique et électronique. Piano, orgue, guitares, violoncelle sont auréolés d'un souffle inédit, accompagnés de sonorités vagues qui donnent une impression d'espace totalement inédite dans sa discographie. Ces nouvelles aspirations se cristallisent sur "Father", véritable morceau de bravoure tout en boucles inversées et chuchotements électroniques, qui est aussi le clou des concerts de sa tournée européenne, à peine achevée alors que j'écris ces quelques lignes.

En entrant à l'Alhambra de Paris, je sais que les perspectives ont changé et que les points d'ancrage doivent être chamboulés. Parce qu'à l'écoute de ce nouvel album, la remise en cause ne peut pas s'arrêter là. Si Shannon tourne, entourée de trois musiciens, ce n'est pas pour qu'ils fassent tapisserie. Et de fait, même si le casting peut prêter à sourire (trois grands gaillards blonds, avec une petite barbe bien taillée au lieu des deux noirauds à la barbe fournie qui avaient marqué les esprits il y a deux ans) il n'en a pas été choisi avec moins de soin pour de véritables talents de batteur, bassiste et multi-instrumentiste. Je dis multi-instrumentiste, car de mon perchoir, je vois le plus rondouillard des trois à genoux, s'affairer dans une grosse valise que j'imagine remplie de pédales, de boutons et de claviers.

Le set commence tout naturellement, presque doucement, comme si la miss s'échauffait, prenait la température de la salle et de sa propre envie d'orienter la soirée dans telle ou telle direction. La solide rythmique qui l'accompagne, associée à un son limpide, lui donnent confiance. L'Alhambra est blindée, du sol au balcon, le silence respectueux. Elle attaque le piano d'une main leste, presqu'enjouée. Elle arpente la scène avec la grâce d'un chat sauvage. Mais point de cage invisible, point de rugissement écorché, plutôt un sourire intérieur protégé des regards par le rideau de ses cheveux roux. L'attention est troublée par de petits bruits incongrus qui viennent se mêler à des airs déjà entendus des dizaines de fois. La tension monte, le geste devient plus vif, et, surprise, première sortie de scène !

Stupeur et sifflements de rigueur. Pour mieux accueillir un invité discret, un peu vouté dans sa chemise à carreaux, genre "faites comme si je n'étais pas là". Mais ça ne peut être que Yann Tiersen ! 2004 : les flashs reviennent en ordre dispersé : le Café de la Danse, l'Aire Libre à Rennes et puis plus rien. A moins que… Si, ce soir, lui au violon, elle au piano, nous gratifient d'une prolongation inespérée de deux morceaux, toujours aussi beaux dans leur dimension tragique. Les trois américains les rejoignent. Yann s'accroupit sur une planche pleine de pédales et de boutons. Shannon empoigne le micro et nous entraine dans une version trip hop hantée de "Father". Sa voix gagne en profondeur, son assurance emplit l'espace, comme son ombre qui se répand sur les murs à peine éclairé d'un bleu intime. L'ombre d'une géante qui déploie ses ailes. Après ce moment suspendu entre rêve et réalité, on croit que tout est fini.

Mais non, Shannon a un bon feeling avec le public et veut lui en donner encore. Elle revient seule avec sa guitare, joue avec le feu, vient titiller le premier rang, se couche par terre, se frotte, se relève, bondit sur son ampli… Ce n'est plus la jeune femme blessée et perdue des premiers jours, celle qui terrorisait les esprits faibles et fascinait les amateurs de sensations fortes. Non, la Shannon d'aujourd'hui offre à ses émotions l'ampleur d'une voix qui vous enveloppe plus qu'elle ne vous déchire et un jeu félin qui donne envie d'en faire autant.

"Honeybee Girls" est à n'en pas douter une pierre blanche dans son parcours, qui traduit avec de nouveaux moyens une générosité et une sensibilité à nulle autre pareille. D'aucun qualifieraient ce disque d'heureux évènement !


Cathimini

"Honeybee girls" CD (Vicious Circle/Discograph)

 

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