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NORMA LOY

"Un/Real" (Infrastition) CD

 

"Message From The Dead" (Vinyl-on-demand) 2 vinyles+ 1 DVD live

http://normaloy.free.fr

www.myspace.com/normaloy



                           Garder son identité

 

18 ans, soit l’âge de la majorité, c’est ce qu’il aura fallu attendre pour écouter des nouvelles chansons (avec l’album "Un/Real") des inclassables Norma Loy. Ce groupe originaire de Dijon était dans les années 80 une formation atypique (tout comme Complot Bronswick et Clair Obscur) qui mélangeait rock, new-wave, punk avec des images surréalistes, dada, buto et SM. Sur scène, la performance du chanteur Chelsea était plus proche de celle de l’acteur shakespearien que du chanteur pop. Accompagnés par des danseuses butos, les musiciens de Norma Loy donnaient des représentations entre poésie, performance et scénario rock. Le public n’en sortait pas indemne !

 

Aujourd’hui en 2010, le groupe est composé du trio original Chelsea (voix et autres machines), Usher (claviers, voix et autres machines) et Scavone H (basse) et de deux nouvelles recrues. Si les nouvelles compos de Norma Loy sont peut être un peu plus mélancoliques, leur musique n’a pas pris une seule ride. Elle crie et caresse toujours dans le sens ou à rebrousse poil, transmettant chaleur et frissons malins.

 

Chelsea (connu aussi sous le nom de Reed 013) n’a pas la langue dans sa poche et en a gros à raconter sur la carrière du groupe. L'interview était trop longue pour tenir dans les pages d'Abus, mais tellement passionnante, que la voici en entier.

 

 

Quand vous vous êtes retrouvés pour composer ces nouveaux morceaux quel était l'enjeu?

Chelsea : Le premier stade c'est celui du DESIR et ensuite se posent les questions de la PERTINENCE (est-ce que ça vaut le coup? Y a t-il quelque chose à dire?), et enfin du CONCEPT (quelle forme adopter pour exprimer quoi ?). Garder son identité et sa spécificité (c'est bien du Norma Loy) et faire évoluer les choses (on n'est plus dans les 80's). Bien sur nous sommes les produits d'une époque (le début du post- punk) et aussi les continuateurs d'une musique que nous écoutions dans notre adolescence, qui nous inspirait beaucoup de sensations et nous aidait à construire notre identité (le blues, le rock, la musique expérimentale etc..), ainsi que l'influence déterminante de certains mouvements artistiques ou politiques (mais les deux n'ont-ils pas toujours été liés ?).

Après tout ce temps le désir de refaire des choses ensemble était présent. La performance que nous avons effectuée au festival Dark Omen (21/22 juillet 2006) nous a rassuré sur la pertinence de cette reformation, restait la ligne à adopter pour UN/REAL et les moyens qui devaient être mis en œuvre pour le faire exister. Nous voulions un disque contemporain et honnête (avec le moins de compromis possible), alliant des rythmes électroniques et acoustiques. Conçu dans un environnement différent (celui du home studio de Usher, nous deux simplement) sans nous censurer sur la forme (chanson, titre ambient, expérimentation, cut-up) et en gardant l'idée d'une présence mélodique. Le problème principal n'a pas consisté dans l'élaboration des titres, car nous étions très en phase et rapidement productifs mais dans l'aspect matériel (organisation, musiciens, label, disponibilité du studio d'enregistrement) et financier (moyens restreints). Ce qui a fait que la période de production s'est avérée beaucoup plus longue que prévue, avec des intervalles importants entre les pré-maquettes, les sessions, les mixs et la fabrication. Nous avons du également reconstituer un groupe puisque nous avons du recomposer la formation, les musiciens ne s'étaient jamais rencontrés avant d'entrer en studio et dans certains cas ils ne connaissaient même pas les titres dans leur aspect définitif. Il y a eu une part d'improvisation sur des structures qui étaient heureusement bien déterminées au départ. C'était quand même toujours sur le fil du rasoir.

 

Qui compose la formation 2009?

La formation actuelle (outre moi et Usher) se compose de :

Guillaume à la batterie, il vit à Paris comme moi et nous a rejoins depuis 4 ans déjà. C'est un excellent musicien qui a déjà pas mal bourlingué (géographiquement et spirituellement), fan de W.S Burroughs, et nous avons pas mal de points en commun en dehors de cette attirance pour l'écriture beat ! C'est très rassurant de savoir qu'on peut compter sur une assise rythmique aussi solide, surtout avec quelqu'un qui possède le "spirit".

Mika à la guitare. Il vit en Allemagne près de Cologne. Usher l'a rencontré sur internet pour son projet "Die Puppe". Ce garçon est vraiment très doué et extrêmement réactif. "Un/Real" lui doit beaucoup, pourtant nous ne nous sommes vraiment rencontrés qu'en studio le jour même de l'enregistrement de ses interventions. Il avait pu en préparer certaines avec les bases que nous lui avions fait parvenir, mais dans plusieurs cas nous avons travaillé la nuit précédent les sessions, sans parler des improvisations (c'est d'ailleurs une constante sur ce disque).

Scavone H à la basse. C'est donc le retour de notre bassiste "historique" (celui de la trilogie "T.Vision" "Sacrifice" "Rebirth"), également photographe, il vit à Dijon tout comme Usher. C'était très étrange de nous retrouver après tout ce temps. Comme tu peux le constater il y a un grand turn over chez Norma Loy, c'est une entité assez extrême et cannibale, plutôt chaotique à vrai dire. Il y a souvent des moments de grande tension, une sorte de catharsis.

De nouveau, on ne peut que constater l'éclatement géographique de ce groupe, ce qui ne simplifie pas les choses, autre grande constante chez nous !

              

Est-ce que la feuille blanche s'est noircie facilement?

Chelsea : Facilement... non. Je tenais à mener un grand travail d'introspection afin d'exprimer des sentiments vrais, basés sur l'expérience. Il est difficile de parler de l'intime sans verser dans l'exhibition, cela m'intéresse davantage de partager un ressenti qui peut être universel. J'ai traversé des moments extrêmement difficiles et douloureux au cours de ma vie qui est loin d'un long fleuve tranquille. J'aimerai pourtant me sentir apaisé et profiter d'un environnement stable, mais les circonstances sont tout autres et j'ai également une grande révolte en moi. Je voulais parler de cela sans être trop démonstratif parce qu'au fond je suis quelqu'un d'assez discret.

Certains textes semblent traiter de questions plus générales et environnementales (le monde dans lequel nous vivons en tant qu'occidentaux), comme "Second Life" qui évoque les univers virtuels d'internet mais aussi la virtualité même de la conscience. "Un/Real" renvoi à une dualité (Yin/Yang - Mort/Vie - Conscient/Inconscient...) Le monde des formes et de l'apparence est une projection du Rêve qui nous permet d'exister, un aspect particulier de la fréquence humaine, une EMANATION. Cette pensée, c'est celle qui sous-tend toute ma production (qu'elle soit musicale ou non). La thématique (juste de mon point de vue) du CONTROLE, qui se cristallisait sur l'objet TV+TV dans la trilogie, s'incarne désormais dans l'immatérialité des réseaux, royaume de l'illusion. Qui en détient les clefs et dans quel but (sous couvert de globalisation et de partage) ? Il semblerait que la perception (dans ce cas l'ILLUSION) que l'on veut donner des choses soit plus importante que la NATURE REELLE de celles-ci. Mais qui peut déterminer de quoi est constituée la REALITE quand on est soi-même au cœur d'une construction et d'une permanente interprétation de sa sensation à être.

Il faut donc un Maître du jeu ET un manipulateur.

"Ah Pook, the destroyer.

Question - If Control's control is absolute, why does Control need to control?

Answer - Control needs time.

Question - Is Control controlled by its need to control?

Answer - Yes

Question - Why does Control need humans, as you call them?

Wait, wait. Time, a landing field. Death needs time like a junkie needs junk.

And what does Death need time for?

The answer is so simple. Death needs time for what it kills to grow in for Ah Pook's sake.

...

Bryon Gysin has the all purpose nuclear bedtime story.

The all purpose bedtime story, in fact.

Some trillions of years ago a sloppy, dirty giant flicked grease from his fingernails.

One of those gobs of grease is our universe on its way to the floor.

Splat." W.S Burroughs (Dead City Radio)

 

A l'écoute d'"Un/Real" on sent une certaine mélancolie avec pas mal de passages poétiques. J'ai l'impression que votre musique s'est adoucie (du moins de l'extérieur). C'est l'âge qui donne cette impression moins agressif/indus (sauf sur "F+A+T+E")?

Chelsea : Le coté mélancolique (avec sa part poétique) a toujours été présent, c'est quelque chose que je porte profondément en moi, ainsi qu'une envie de révolte quasi existentielle. Je ne pense pas qu'"Un/Real" soit plus doux que par le passé, les thèmes abordés sont même plus douloureux. C'est très certainement le processus de conception qui a entraîné cette sensation d'un son moins agressif : quand on compose les chansons avec des machines et l'assistance de l'informatique on n'est pas dans la configuration d'un local de répet ou tout le monde essaye de se faire entendre en montant les niveaux et/ou je suis obligé d' hurler pour m'entendre. Je suis persuadé qu'on peut exprimer des choses très violentes sans se déchirer la gorge pour autant, voir même qu'on y a tout intérêt car on y gagne en subtilité. Moi j'aime chanter pour exprimer une palette de sensations la plus large possible. C'est d'ailleurs amusant que tu fasses référence à "F+A+T+E" parce que c'est le seul morceau ou je crie, mais je le fait derrière et presque comme un clin d'œil (voyer je peux le hurler aussi. Il y a des moments ou on ne peut plus faire que ça.). Du point de vue de l'expression d'une certaine forme de violence (pour moi la violence c'est quelque chose que l'on a à SUBIR) "Dirt" qui semble très doux ou "Bleeding Death Angel" qui parle de la perte de mon amie sont bien plus extrêmes que "Fate". Le coté indus est très présent sur "Speed Pills" ou "Spiders" (et aussi un peu partout d'ailleurs) mais mêlé à d'autres formes (expérimentales, psychédéliques, minimales...). Il faut dire aussi que pour nous l'idée de ligne mélodie est importante.

 

Vous dédiez l'album à Ron Asheton et vous faîtes une reprise des Stooges. Que représentait le groupe pour vous ?

Chelsea : Le premier titre que nous ayons jamais joué (ou plutôt massacré) avec notre premier groupe (Metal Radiant) en 1977, c'était "I Wanna Be Your Dog". Les Stooges ont une place à part dans notre panthéon personnel. Je me souviens que nous passions des nuits entières à écouter TRES FORT "Fun House" leur deuxième album (qui était d'ailleurs difficile à trouver). Il y a là quelque chose d'indépassable aujourd'hui encore, et après toutes ces écoutes, ce disque n'a rien perdu de son coté surprenant, pur, expérimental et... radical. La "Mecque", cela implique un (au moins) pèlerinage non? Dans ce cas nous n'avons pas fini d'y user nos boots. La grande différence c'est que dans notre cas il n'y a pas de notion de "devoir", aucune obligation, mais par contre une sorte de foi, oui. C'est un groupe fondateur pour nous. On a grandi avec et il nous a fait grandir, on a appris dessus et c'était sans effort. Comme l'étoile polaire dans notre hémisphère, il suffit de regarder (écouter) pour prendre la bonne direction. C'était la démonstration qu'avec des termes simples et quelques notes (comme avec le blues), on pouvait faire passer des émotions complexes et profondes. De plus les Stooges sont la démonstration que c'est l'INTENTION qui compte. En effet s’il est très facile de jouer la structure de ces titres, il est par compte difficile de les charger de cette incandescence qui tient à l'interprétation, tout cela se trouve au cœur de soi. La question s'est posée avec notre reprise de "Dirt", comment CHARGER cette chanson d'une émotion personnelle ? Qu' est-ce qu'on veut faire dire à cette chanson ? Il faut aller chercher au fond de soi. C'est pourquoi ça a pris du temps de faire cette reprise, la difficulté était d'y apporter sa propre vérité, c'est aussi pour cette raison que je pense que c'est une bonne version, bien meilleure que la reprise de "TV Eye" sur "Rebirth".

 

           

Le son d'"Un/Real" sonne parfois très new-wave/80 façon Sisters Of Mercy. Malgré votre éclectisme de goûts musicaux (rock 70, punk, dub, électro…) vous semblez être restés très attachés à cette époque cold ?

Chelsea : Tout d'abord il faut bien comprendre qu'il n'y a aucune posture dans ce son, c'est simplement le notre. Je veux dire par là qu'on n’essaye pas de reproduire ou d'imiter quelque chose. Il se trouve que nous sommes les produits d'une époque (la fin des 70's) et aussi, dans une certaine mesure, parmi les initiateurs d'un mouvement qui a commencé à ce moment là. Qui a hérité du punk (minimalisme dans les moyens mis en œuvre, technique accessible à tout à chacun, le do it yourself, un certain nihilisme), tout en voulant de nouveau réformer les choses. Il fallait sortir du cadre "rock" guitare, basse, batterie en utilisant une nouvelle technologie (émergence des synthés), en élargissant le cadre des influences (musique contemporaine, ethnique, etc...) avec des influences plus européennes et intellectuelles (c-a-d moins américaines, ni country ni blues), en faisant références à des mouvements comme Dada, le surréalisme ou les situs, tout en gardant l'URGENCE. Bien sur, c'est très schématique et sans doute qu'à l'époque on ne réfléchissait pas tant que ça, on savait par contre que le punk (du moins ce qu'on aimait dans le punk) était mort, qu'on détestait le rock progressif et le hard fm. Qu'on ne voulait pas d'une musique de puriste revival (le neo-rockab, le néo-garage...), que le monde basculait dans autre chose et qu'il fallait trouver une nouvelle forme. Cela ne nous empêchait pas d'être redevable et influencé par nos sources "classiques" (Doors, Stooges, Velvet, Stones entre autres), mais aussi par la musique industrielle (TG), la réminiscence des groupes allemands comme Can, Kraftwerk ou Faust, et des passeurs comme PIL, Joy Division ou Suicide qui font la jonction avec le punk (d'où nous venons). Nous voulions aussi échapper au cadre strictement musical en intégrant d'autres formes d'expression comme la danse (le buto), une présence massive de visuels et retrouver ce coté shamanique et rituel des origines. Les thèmes abordés dans les chansons étaient aussi différents, on ne parlait pas de révolte adolescente ou d'histoires de filles. Sauvage ET méditatif.

Pour moi, Sisters of Mercy ça ne représente rien. C'était juste un groupe de cette époque comme nous l'étions. On n’avait pas conscience de faire partie d'un mouvement et nous n'en avions pas l'envie. Ici en France il y avait surtout des individualités et chacun restait dans son coin. C'est à la fin des années 90, quand nous ne faisions plus rien, qu'on nous a recollés dans le mouvement "gothique" auquel nous n'avons jamais appartenu. C'est d'ailleurs un terme qui était peu utilisé à l'époque. Je me souviens qu'on disait que les Cramps (le 1er album) étaient gothiques. Je me souviens aussi que personne n'arrivait à nous caser quelque part et que c'était un problème dans ce pays, et aussi que c'était la croix et la bannière avec les sonorisateurs des salles parce qu'ils ne pouvaient pas intégrer le fait que les claviers étaient l'instrument lead et ne venaient pas en arrangements.

Nous avons ce son parce que nous sommes de ceux qui l'avons inventé et qu'il fait partie de nous, mais j'espère que nous l'avons fait évoluer d'une façon contemporaine, nous essayons tout du moins. Nous utilisons la technologie d'aujourd'hui et nous parlons du monde présent, je ne suis pas un puriste ni un nostalgique de la forme (l'outil doit se réinventer), je peux par contre me montrer nostalgique d'une pensée.

 

Coup sur coup vous venez de sortir un nouvel album "Un/Real" et un double vinyle/DVD qui regroupe des démos/lives et raretés. Quelle est la part de hasard et de préméditation dans ce calendrier qui relie présent et passé ?

Chelsea : C'est une question de contexte, d'opportunité et de désir (en ce qui concerne le nouvel album). Cela signifie qu'il y a un regain d'intérêt envers nous ainsi que l'expression d'une certaine forme de nostalgie portée aux années 80 qui s'inscrit dans un mouvement global de rééditions. Les labels (enfin les survivants) qui ne se comportent pas comme UNIQUEMENT des marchands de lessive, essayent de trouver des niches ultra-spécialisées. On pourrait d'ailleurs se poser la question de savoir pourquoi on utilise désormais l'adjectif "culte" à propos de tout et n'importe quoi. Cà signifie certainement qu'il y a l'idée d'une perte et que l'on a définitivement laissé en arrière une certaine innocence. L'art s'est banalisé en tant que produit et il réalise du même coup les prédictions Warholiennes d'une industrie de reproduction de masse.VOD (le label allemand qui a sorti "Message From The Dead") n'était intéressé que par des vieilles bandes (l'idée du retour à la source, à la pureté, c'est le concept vintage), alors que nous disposions de plusieurs inédits bien plus cohérents mais plus tardifs. Il est bien plus facile de sortir des vieux trucs déjà existants que de financer une production contemporaine qui demande un investissement. De même qu'il y a une demande de résurgence des traces d'un passé éteint, mais une grande difficulté à organiser des concerts, parce que le circuit qui permettait cette production a disparu ou en tout cas s'est considérablement modifié. Il n'a jamais été aussi simple de faire un disque (dans son home-studio) et jamais été aussi difficile de le faire exister (d'une façon non virtuelle). Ceci dit s'il n'y avait pas eu cet engouement pour le passé, nous n'aurions pas pu nous conjuguer AU PRESENT.

 

Après toutes ces années avec des hauts et des bas, être un artiste en 2010, est-ce une utopie?

Chelsea : L'utopie artistique, ça n'a rien à voir avec l'époque, ça à voir avec la personnalité. Tout dépend de ce qu'on recherche et de ce qu'on est prêt (ou pas) à accepter pour y parvenir. J'imagine que cette question s'est posée de tout temps, même si certaines périodes se montrent plus favorables que d'autres. Je trouve qu'aujourd'hui la plupart des utopies sont mortes. Elles n'ont pas résisté à la démonstration de leur incapacité à perdurer dans le temps (les tentatives communautaires post 68, le peace & love etc...), ou à se réaliser (le communisme). Souvent même on est arrivé à l'effet inverse.

L'Utopie réclame un mouvement collectif (un "partager" ensemble). Nous sommes dans l'individualisme, parce que tout est fait pour fragiliser et dépersonnaliser l'individu justement. Quand on voit la liberté d'expression (et artistique) de la fin des années 70 on voit ce qui a été perdu.

Quant à la question des hauts et les bas... eh bien j'en ai eu plus que ma part. Il me semble que c'est aussi cela la vie. J'essaye d'en faire quelque chose, bien que je ne pense pas que les périodes de dépression soient vraiment productives. Etre utopique ça peut vite mener à un certain découragement, mais aussi à de la colère. "La colère est une énergie" comme dit John Lydon, la colère me motive pour avancer. Même si c'est inutile, je ne renonce pas à vouloir porter ma voix, à vouloir changer les choses, c'est ma vision qui me porte.

 

Vieillir dans la musique blues, jazz ou reggae, c'est naturel. Dans le rock, qui est par essence/nature une rébellion de la jeunesse, c'est plus dur. D'ailleurs c'est souvent difficile d'atteindre les 60 ans (Jacno, Lux Interior, Joe Strummer, Ramones…) Quel est votre sentiment sur l'envie de faire du rock à/après 50 ans?

Chelsea : Vieillir dans le blues ou le jazz, ça s'est imposé depuis plus longtemps qu'avec le rock qui n'est apparu que dans les années 50. Maintenant le rock commence à produire son lot d'ex-jeunes. La vraie question c'est : "est-ce qu'on se comporte, est-ce qu'on traite les choses de la même façon à 18, à 30 ou à 50 ans ? ". Bien sur que non, tout le monde vieilli (on ne joue plus non plus pareil à 2 ans et à 18 ans, non ?). Est-ce qu'on peut être révolté à 50 ou à 60 ans ? bien sur que oui.

Le rock est-il par essence une rébellion de la jeunesse ? Sans doute était-ce le cas au début, quand le rock était lui même jeune. Cette rébellion nécessaire évolue elle aussi, c'est pourquoi je pense que les (bons) musiciens rock de la première vague se sont retournés vers l'idée du blues en vieillissant. Le blues c'est aussi une musique de rébellion, comme le jazz, comme le reggae, comme le hip-hop (et puis aussi des centaines d'autres formes musicales, parce que l'art EST une réaction), mais une rébellion qui est sortie de l'adolescence. C'est tout a fait justifié de chanter "mes parents m'emmerdent", "je veux baiser des filles et tout péter" quand on a 18 ans, mais ça ne suffit pas à en faire le programme de tout une vie. En ce qui nous concerne (et comme je l'ai dit plus haut), nous ne nous sommes jamais inscrit dans cette tradition des années 50/60 du rebelle sans cause. La matière de mes textes reste la même, ce n'est donc pas plus un problème pour moi aujourd'hui qu'hier. Ma pensée est la même, la façon dont je l'exprime est différente.

Ce qui change fatalement avec l'âge c'est le corps. Essayer de paraître 20 ans à 50 c'est vraiment débile et inutile. Je ne vois pas en quoi cela interfère sur la portée de ce qu'on a à dire, sauf bien entendu si le message est : "je suis un/une pin-up boy/girl, un mannequin qui vend un produit pour les jeunes". C'est l'intensité, la vérité et l'intégrité du message qui m'importe. Un chaman, on ne lui demande pas d'être mignon et sexy, on lui demande de faire un lien entre deux territoires (visible/invisible), d'être un passeur, c'est ce que les artistes doivent être.

Bien sur le "rock" (mais qu'est-ce c'est en vérité que le "rock" aujourd'hui ?) a une dimension iconique, ça inclue une image de jeune demi-dieu tout puissant mais aussi cette face sombre et tellement romantique (pour les autres) de la déchéance et de la carbonisation, (il est mort pour nous en incarnant notre mal-être et notre révolte virtuelle - c'est très christique). Le public adore cette part de tragique qui est celle de nombreux mythes aussi anciens que l'humanité. La vérité est souvent beaucoup moins glamour, juste celle de gens isolés et largués, en souffrance. C'est sûr aussi qu'en général (il y a peu d'exceptions), un toxico/alcoolique va voir son corps se dégrader plus vite, on paye ses excès avec les intérêts. Moi je ne vois rien de bien exaltant chez un junky, c'est pourtant une des images récurrentes du folklore rock (sex & drugs & rock'n roll qu'ils disent). C'est juste de la merde qui nie ton humanité.

 

Au moment de la sorti du film "The Limit Of Control", Jim Jarmusch a donné un interview où il rapportait un propos de Neil Young (qui a composé la BO de son film "Dead Man") qui dit : " Quand on joue du rock'n'roll, on ne réfléchit pas! Dès que tu réfléchis, tu perds le truc. Le rock, ce n'est pas de la réflexion, c'est de la sensation". Que pensez-vous de ce propos?

Chelsea : Sans doute. Mais AVANT de jouer on a réfléchi à ce que l'on voulait faire passer, on a fait un travail d'introspection. D'autre part : avant de jouer de la guitare "sans réfléchir", il a bien fallu apprendre à maîtriser cet instrument, et se poser plusieurs questions sur le style. Je ne pense pas que la pensée s'oppose à la sensation, je pense qu'elle la précède. Si nous sommes capables d'expression complexe, c'est que nous sommes des animaux sociaux dépendant d'une culture, avec une faculté d'analyse. C'est le fait de se poser des questions qui déclenche une émotion, sinon dans ce cas il n'y aurait que des actes réflexes : ça brûle, je retire ma main / j'ai faim, je veux manger n'importe quoi de comestible... l'art demande d'avoir un point de vue donc une réflexion.

 

Pour revenir à l'album "Un/Real", le livret qui accompagne/complète le CD est très complet (textes, citations, commentaires) et bien sûr comprend de belles photos… C'est pour combattre le MP3, la clé USB, le téléchargement (légal et illégal) que vous attachez une importance/prenez soin de l'objet CD?

Chelsea : Bien que nous ayons toujours apportée beaucoup d'attention à l'environnement graphique (il y a eu des livrets dès notre 1er maxi et chez nous l'aspect visuel est extrêmement important). C'est vrai qu'un effort particulier a été fourni sur "Un/Real" (un booklet de 28 pages). C'est un peu un baroud d'honneur, la conjoncture est très difficile pour le support disque, surtout pour des labels indépendants qui ne disposent pas de moyens promotionnels et ne peuvent jouer sur une production de masse. Il faut absolument pouvoir proposer quelque chose de plus, même si le combat me parait perdu d'avance. L'avenir est à la dématérialisation (des films, de la musique, et même de l'écrit). Je trouve cela très triste mais c'est comme ça ; le cd comme le dvd vont disparaître à court terme. Pourtant je me souviens d'un temps pas si lointain ou une pochette de disque c'était vraiment quelque chose. J'adorai le format des disques vinyles, les 33t comme les 45t, la notion d'objet. Je passais des heures à décrypter les pochettes, on pouvait se fier au visuel, c'était signifiant. Un disque c'était un tout, j'aimais aussi le fait qu'il y ait une face A et une face B. On leur accordait une signification différente. Il n'y a aucune poésie dans une clef USB et encore moins dans un fichier téléchargeable. C'est utilitaire, ça ne prend pas de place, du coup ça s'empile par milliers, ça perd tout son sens. Un accès immédiat à un truc pré-fabriqué, pré-formaté pour être écouté sur son téléphone et pourquoi pas comme sonnerie. Cette facilité d'accès tue tout le plaisir de la quête. Je suis un fétichiste des objets, j'aime l'idée des marques du temps sur eux, comme des corps qui racontent une histoire avec leurs rides et leurs cicatrices. Je ne me vois pas lire un livre sur un écran. Le livre, j'aime le tenir entre mes mains, l'odeur de l'encre, corner les pages, annoter. Bien sur j'ai un I-pod, c'est pratique pour écouter de la musique dans le métro. Mais j'ai les disques, des centaines d'albums que je connais tous. Je me suis rendu compte qu'avec 5000 titres sur mon I-pod, ça ne signifiait plus grand-chose. On s'y perd, ça ne devient plus qu'une liste, un empilement. Ce format numérique, qui fait parti de toute une chaîne, pousse aussi à en faire trop, il y a moins de sélection qu'auparavant. Dans la logique du marché, il FAUT donner un MAXIMUM de contenu à ce qui est mis en avant : le hardware (l'ordi, la clef USB, le lecteur MP3 et...). En effet, c'est le hardware qui rapporte, et qu'on doit changer tous les 2 ans, parce qu'on fait en sorte qu'il soit obsolète pratiquement dès sa sortie sur le marché. Quand on parle d'économie durable ça me fait bien marrer. Un livre c'est un objet durable parce qu'on l'a choisi et sélectionné pour le garder (on empile pas 5000 bouquins qu'on ne lira même pas dans son studio - on fait un tri).Tout cela est évidemment déclinable. Quel est l'intérêt de faire 5000 photos avec son appareil numérique (c'est très simple), alors que 20 auraient suffi, et qu'on les aurait regardées, elles.

 

Norma Loy a disparu du circuit rock dans les années 2000. En revenant sur le devant de la scène en 2009, n'aviez-vous peur d'avoir été oubliés. Est-ce que cela peut être angoissant , l'oubli?

Chelsea : Je crois que derrière tout acte artistique il y a la volonté de laisser une trace. Il y a une aspiration à une certaine forme d'immortalité. Créer c'est une façon de vaincre (ou de conjurer) la mort.

Quand nous étions en sommeil (les années 2000), c'est l'intérêt qu'on semblait nous porter (et non pas l'inverse) qui est l'un des éléments qui nous a décidé à effectuer ce retour.

 

J'aime beaucoup votre version de "L'Homme à la Moto". Comment est venue cette idée de reprendre un titre d'Edith Piaf ? Car à l'époque c'était inhabituel pour un groupe punk comme vous - plutôt porté sur le Buto et l'imagerie SM - de reprendre du rétro.

Chelsea : L'idée de cette reprise ne vient pas de nous mais d'un label qui nous avait contacté pour collaborer à un album de reprises de Piaf. Nous étions en train de préparer "Sacrifice", autant dire qu'on était très éloignés de la chanson populaire française (rien de péjoratif là dedans). Nous avons cependant travaillé, non sans mal, sur cette chanson (qui est l'adaptation d'un classique de Leber/Stoller), et elle nous est resté sur les bras quand on nous a appris que cette compilation ne se ferait pas. A la dernière minute nous l'avons inclue sur "Sacrifice" (c'était tellement décalé) et ça a plutôt bien marché, à notre plus grande surprise. Je regrette simplement que les ayant-droit ne nous aient pas accordé le bénéfice des arrangements (notre mélodie est très différente de la version originale), ce qui fait qu'on a pas touché un centime la dessus!

En ce qui me concerne, je ne vois pas en quoi le fait d'aimer le punk et le SM serait inconciliable avec Piaf !

 

Avec le recul, quel regard portez-vous sur la musique des années 80 ?

Je voudrais juste re-préciser que les années 80 ça n'était pas simplement des fringues avec des épaulettes fluo, Duran Duran ou de la variété synthétique à deux balles. C'était aussi et surtout des explorateurs comme Tuxedomoon, Minimal Compact, la No-Wave, Birthday Party, Joy Division, Pil, l'essor de la musique industrielle (TG, Cabaret Voltaire), les plus beaux albums de Kraftwerk, Blondie, le Gun Club, les concerts délirants des Cramps, des B'52's et de bien d'autres (on suait beaucoup dans les salles), le reggae, les débuts du hip-hop, la novo vision, Alan Vega, Psychic TV, Siouxsie & the Banshees, Sonic Youth, et mille autres choses excitantes au sein d'une époque en plein bouleversement, mais qui avait encore su garder une certaine fraîcheur et l'idée de vouloir changer le monde.

Le plus gros problème des années 80 c'est la fin des années 80 et la main mise des idées néo-libérales sur la planète, des gens comme Tatcher et Reagan, la mondialisation d'un système boursier ivre de sa puissance et particulièrement irresponsable, une nouvelle forme de totalitarisme, d'autant plus dangereux qu'il se donne les apparences de la démocratie.

 

Avez-vous un message à rajouter ou à faire passer ?

Death to the Low World ++

 

Paskal Larsen