abus dangereux : article
PATRICE CAILLET



                                    Pochette surprise

 

Idée très originale de rassembler dans un livre des pochettes de disques (45T, 33T, CD) customisées par les propriétaires du disque.

 

Vous recevez en cadeau un 45T de Patrick Juvet et voilà qu'une envie soudaine, nerveuse ou naturelle, vous prend de dessiner au stylo Bic sur les cheveux, de déchirer le titre de la chanson, de coller des œillets sur les yeux et de mettre du blanco sur le sourire éclatant de la photo de la pochette. Bref vous avez saccagé (ou amélioré !) le support du vinyle. Même topo, votre disque a perdu sa pochette, et vous avez l'idée lumineuse de découper dans le catalogue de La Redoute ou dans le papier peint de votre chambre (sic), le support qui protègera votre rondelle de vinyle. Et bien si vous avez des regrets de votre "sale" besogne et que vous jetez votre "œuvre" à la poubelle ou sur la table du vide-grenier communal, sachez que "votre" pochette peut finir entre les mains de Patrice Caillet.

 

Ce garçon (qui a fait les beaux-arts à Bordeaux) collectionne les pochettes de disques refaites ou modifiées par des inconnus, soit une forme d'art brut revu et corrigé appliqué au packaging du disque. Avec "Discographisme récréatif", l'idée de Patrice Caillet est de faire un travail "documentaire et assemblagiste" de ses trouvailles aux grés des glanages dans les vide-greniers (depuis 1996). Cela a déjà donné des expositions et un premier volume, sorti en 2005 aux Editions Bricolage, qui contient une sélection de la collection de Patrice Caillet avec une approche artistique, à savoir une petite réussite originale du "concepteur" de la pochette.

Dans le second volume, sorti en 2009, aux
Ed. Bricolage/En Marge, les pochettes présentées sont pour certaines extraites de sa collection, pour d'autres reçues par des personnes qui ont entendu parler de sa passion, suite à la parution du premier volume. Donc pour rester dans l'art brut, c'est un peu comme les voisins/passants qui fournissaient à Picassiette de la vaisselle cassée pour continuer son œuvre. L'autre particularité de ce second volume est le parti-pris de ne pas s'attacher (à l'inverse du précédent) à la beauté de la pochette. On peut donc trouver parmi les 205 pochettes sélectionnées, une des Chaussette Noires découpée dans un magazine qui représente des chaussons, même topo pour Elvis Presley (écrite à la main), mais là c'est la photo d'un ordinateur + l'imprimante (?). Celui de Coutin pour le titre J'aime Regarder Les Filles est pas mal non plus, ce sont des photos de la série TV Dynastie. Dans un autre style Frédéric François se retrouve transformé avec la magie du tipex en chanteur des Sex Pistols. Quant à la pochette Big Bisous de Carlos, elle a servi pour dire "Je suis chez M. Nicot, à tout à l'heure, M. Noëlle". Ainsi, juste un gris-gris, une déchirure, ou un texte mal écrit ont suffi à séduire Patrice Caillet pour faire figurer la pochette dans le livre. D'autre part les pochettes des Rolling Stones, Beatles, The Cure, Demis Roussos, Sheila, Jimi Hendrix, Bob Dylan, Kraftwerk, Annie Cordy sont totalement transformées et souvent méconnaissables. Heureusement qu'une liste des noms et des titres des disques figure à la fin du disque pour s'y retrouver !

 

Mais laissons maintenant la parole à Patrice Caillet, ce collectionneur de pochettes griffonnées.

 

Tu as été dans une école d'art. Qu'y as-tu appris qui te serve aujourd'hui ?

On apprend toujours, à l’école, comme ailleurs. Je viens d'un milieu plutôt ouvrier, peu familier de l'art contemporain. Aux Beaux Arts,  j'avais l'occasion et un peu  de temps de faire mes propres projets, (enfin approximativement).  Ce temps était  généralement utilisé pour ne pas aller à l'école. Je m’étais construit  une cabane avec des palettes, un store, un tourne disques. Avec ça, une portière de R12, une copine habillée en mariée ils m’ont quand même donné mon diplôme, mais de justesse.

 

Suite à ton passage dans une école d'art (avec ce que ça comporte d'académisme), tu te retrouves à présenter des disques griffonnés par la personne lambda. Comment et pourquoi cette dérive?

Ce n’est pas une dérive de l’art vers ce qui serait du non art, c’est  sensiblement la même chose. Ou si l’on considère que ça n’en est pas, c’est aussi intéressant.

 

Qu'est ce qui te plait dans ce support détourné (la pochette de disque), jusqu'à les exposer et en faire deux livres?

C’est un peu long à expliquer. D’une manière générale, peu nombreux sont ceux qui se risquent à intervenir sur la surface immaculée d’un bien de consommation et les pratiques de collection excluent toute intervention sur l’original : l’image commercialisée, inébranlable icône, est considérée comme finie. La personnalisation la plus fréquente, souvent dans une perspective utilitaire, consiste à apposer sa signature sur la pochette ou à y inscrire une dédicace, la date ou le lieu d’achat du disque ; c’est là un premier acte d’appropriation. Cependant, l’intervention peut être plus aventureuse : sentiments intimes, signes d’attachement débridés affichés en toute liberté sur une icône pop d’occasion, le temps d’une chanson, ou réactions épidermiques de dérision à l’égard de « modèles », transgressant les conventions et les usages consuméristes ».

 

As-tu rencontré des auteurs de pochettes, notamment lors de tes expos?

Pas spécialement lors des expos mais plutôt sur des  vides greniers,  ce sont parfois de belles rencontres.

 

Décris nous une de tes plus belle pièces, ou celle qui tes la plus chère au cœur?

Toutes ont une histoire. Il faut passer un peu de temps à regarder et faire des hypothèses. Je suis aussi très heureux de celles  fabriquées par mes mômes.

Tu possèdes combien de pochettes? Sont-ils mélangés avec tes disques non customisés?

Je n’ai pas compté, mais j’en ai beaucoup. Nombreux sont rangés avec mes disques, car ce sont avant tout des disques  à écouter. J’aime beaucoup de « genres musicaux » par exemple de la musette, du rock’n’roll, du reggae, du punk-rock, de la musique électronique, du free jazz, du gros ka, du kikuyu (Kenya) en ce moment. Toutefois pour le deuxième livre  plusieurs personnes m’en ont donné ou prêté: Jean-Pierre Adrien Penaguin de Castaing (Rocka Rolla), Yves Cochinal, Bruno Lagabe (opération Kangourou) qui en fabrique aussi depuis des années avec ses enfants, Pierre Olivier  Leclerc de Sofa à Lyon qui les collectionne aussi... JKe voudrais citer aussi mon ami Sébastien Favre, qui nous a quittés en début d'année. Il m’a donné des disques dont les pochettes ont été reproduites dans le livre : par exemple les Who  « Doctor Doctor » page153. C’était un grand Monsieur et un sacré loustic qui a organisé des centaines de concerts à Paris, avec son cœur et sans regarder à la dépense.

 

Suite à la parution du 1er livre, quelles ont été les retombés?

Ce livre parle à tout le monde, pas spécialement aux amateurs d’art, ou de musique. Tout le monde a éprouvé ce genre de chose, même un griffonnage sur un magazine TV.

Tu as eu des articles dans la presse japonaise, preuve que ton travail s'est bien exporté. Tu dois être satisfait que ton travail soit reconnu?

Il est bien que ces créations sortent  des lieux ou elles ont été abandonnées, de l’intime, pour être montré. Le livre est le moyen le plus simple, mais il manque toutefois le son !

 

Trouves-tu encore des disques de ce type dans les vides greniers ?

Bien sûr, mais c’est toutefois assez difficile, car en réalité, peu de personnes se risquent à modifier un support qui pour certains et aussi un objet de consommation.

 

Quand tu vas à l'étranger, tu recherches aussi des disques customisé, ou tu restes cantonné à la France, avec des textes écrits en français?

Celui des Beatles, « œil beatles », m’a été rapporté par un ami de Bolivie et j’ai trouvé « Boogaloo sera Mali » à Dakar.

 

 Quelle a été ta démarche/ton approche dans le second volume vis à vis du précédent?

La même. C’est aussi un assemblage, agencé subjectivement, comme un found footage au cinéma, avec une certaine lecture « éventuelle » possible en « stereographie ».

Aujourd'hui à l'époque MP3, la conception de la pochette (encore plus la pochette du tube 45t) est en mode disparition. Quel est ton avis sur cette mort annoncée (du moins à grande échelle, car du coter indé, il restera toujours des artisans pour éditer des disques à 200 exemplaires)?

Là je te renvoie à mon texte dans le bouquin : « Depuis les années 1980-1990, les interventions semblent plus restreintes. Il est indéniable que le boîtier cristal du CD et la généralisation du « numérique » découragent toute intervention. Mais peut-être est-ce aussi le fait d’une appréciation souvent « clinique » de la représentation actuelle. Ou, à l’inverse, cela traduit-il un effet de saturation, conséquence d’une opulence des images à l’ère de la sur médiatisation? De plus, la viabilité d’un produit culturel étant d’autant plus limitée que son usage « se doit » d’être sans cesse renouvelé, l’appropriation deviendrait, à l’image du « tube de l’été », à la fois instantanée et éphémère. On peut toutefois supposer que la copie de CD, le téléchargement et la popularisation des outils d’infographie participent d’un nouvel engouement pour le « bricolage » (« do it yourself ») ».

 

A ton avis qu'est ce qui passe par la tête d'une personne pour dessiner sur la pochette? Car un fan du disque, de la chanson (même sans être fétichiste) ne va pas à priori dessiner sur la pochette.

Sous l’influence de chansons sentimentales, les marques d’affection, les souvenirs de rencontre, les déclarations d’amour ou de rupture sont des plus fréquents. Des sentiments personnels se font jour : confessions intimes, témoignages de moments de vie particuliers, liés à l’écoute d’un morceau de musique. L’usage conventionnel du disque se trouve prolongé, par une appropriation totale de son support, dans une relation devenue intime et concrète le temps d’une chanson.

 

Comme tu es sur le sujet depuis 1996, as-tu une théorie, un classement sur le type de personnes (sexe, âge, milieu social, comportement, raison du "délit") qui ont griffonné sur les pochettes?

En effet j’ai pensé à établir une étude plus poussée, ou un classement. Ces images amateurs se font l’écho d’une expérience concrète du « banal », que l’on peut replacer dans une histoire de l’iconographie populaire avec ses référents sociaux, économiques ou culturels. Il est vrai que sur un plan sociologique, ou même anthropologique, ça pourrait être intéressant. Mais à quoi bon rendre trop clinique quelque chose qui se situe à l’opposé ? Un montage d’images trouvées peut également signifier beaucoup sans trop de blabla.

 

Ces 45t renvoient à l'art brut, aux habitants qui transforment leur environnement…

J'aime l'art brut, j’avais même rencontré Michel Thévoz à Lausanne. Mais à l’inverse de l’art brut, ces créations se situent dans la consommation de masse. Ce sont des re-créations, il y a un modèle, un original à s’approprier ou à modifier.

 

Paskal Larsen

 

Discographisme récréatif (Ed. Bricolage/En Marge)